Reengaging Freire
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microsillons’ participation to the international research network Another Roadmap School working on the intertwined hi/stories of arts education.
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Réinventer la pédagogie des opprimé·e·x·s pour développer une approche dialogique de l’art contemporain

microsillons (Marianne Guarino-Huet et Olivier Desvoignes), Mischa Piraud et Julia Torino

Cet article présente de manière condensée l'ensemble du projet Réinventer la pédagogie des opprimé·e·x·s pour pour favoriser la participation culturelle dans les institutions d’art contemporain en suisse romande.

Publication originale dans la revue Lusotopie Recherches politiques internationales sur les espaces issus de l’histoire et de la colonisation portugaises, (Lusotopie, XXII(1) | 2023)

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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Nous remercions très chaleureusement les nombreux soutiens et participant·e·s. Merci à Sophie Vögele de la Haute école d’art de Zurich pour son rôle d’amie critique tout au long du projet. Outre les apports en nature des institutions et collectifs ou associations partenaires, le projet est principalement soutenu financièrement par le fonds « Nouveau Nous » de la Commission fédérale des migrations, la Haute école d’art et de design de Genève et la Haute école d’art de Zurich.

Outre la réception bien documentée de l’œuvre de Paulo Freire dans les champs des pédagogies émancipatrices, de l’alphabétisation ou encore des sciences de l’éducation, les textes de l’éducateur brésilien ont également connu un destin élargi dans le domaine de l’art. En effet, de nombreux·ses artistes, comme par exemple Tim Rollins + K.O.S., Ultra-red ou Jonathas de Andrade, se sont approprié ses travaux en vue d’inscrire leurs projets artistiques dans une perspective émancipatrice (microsillons 2022a). C’est d’ailleurs sur ses écrits que se base l’états-unien Tom Finkelpearl, observateur privilégié et soutien des pratiques artistiques collaboratives, pour décrire un nouveau champ de pratiques qu’il voit émerger et qu’il qualifie d’art dialogique (Finkelpearl 2000). À la croisée de la pédagogie et de l’art, les travaux de Paulo Freire sont repris dans le « panorama de l’enseignement des pratiques artistiques socialement engagées » (microsillons 2022a). Ces champs de réception multiples, tout en partageant des visées émancipatrices, révèlent la richesse de l’œuvre de Paulo Freire et donnent à voir, par les différentes perspectives ouvertes, la condensation des expériences et les possibilités de réengagement de ses travaux.

Si les puissances émancipatrices des pratiques artistiques ont fait l’objet de nombreuses analyses (Rancière 2008, Voirol 2013, Alliez & Osborne 2013, Lazzarato 2009) et propositions innovantes – en termes d’éducation (Mesquida & Inocêncio 2016), de médiation (Mörsch 2011) ou de méthodes théâtrales collectives de « répétition de la révolution » (Boal 2007) pour ne citer que quelques exemples –, il semble néanmoins que ces processus émancipateurs, visant au dépassement d’une condition minorée (Guillaumin 1985, Ogien 2023), buttent encore contre les formes, sans cesse renouvelées, d’oppressions multiples. Or les travaux de Paulo Freire permettent de résoudre certaines ambiguïtés entre émancipation et reproduction du statu quo. En effet, d’une part, l’art permet très certainement d’ouvrir des lignes de fuite ou, pour le dire autrement, de contribuer à l’émancipation, « c’est-à-dire le démantèlement du vieux partage du visible, du pensable et du faisable » (Rancière 2008 : 53) ; d’autre part, les mondes de l’art se compromettent bien souvent, sur différents plans, avec un capitalisme se nourrissant des différentes oppressions. Si, sur le plan des marchés de l’art, la compromission avec le capital est assez évidente (Schultheis et al. 2016, Evans 2015, Lyle 2015), celle-ci peut aussi se jouer sur des plans plus subtils, par exemple dans les dynamiques de « distinction » examinées par Bourdieu (1979), contribuant à la reproduction d’oppressions de classe et donc à la reproduction du capitalisme. Or, sur ce second plan, une longue tradition de « médiation culturelle » a tenté de dépasser ces contradictions, sans toujours prendre à bras-le-corps la question centrale de l’émancipation. C’est précisément sur ce point que la pensée de Paulo Freire offre des outils précieux, comme l’a souligné la médiatrice Carmen Mörsch (2011) en montrant qu’il existe aujourd’hui des actions de médiation artistique « déconstructives » et « transformatives » qui font une référence particulière à Paulo Freire.

Réengager la pensée de Paulo Freire de nos jours permet en effet d’ouvrir des « inédits possibles » et de lutter activement contre la « déshumanisation » intrinsèque au capitalisme tardif (Hedjerassi & Pereira 2020). Après avoir évoqué la question de l’émancipation, nous reviendrons ici sur notre expérience de recherche-action menée dans quatre institutions d’art contemporain en Suisse romande depuis 2021. Nous verrons ensuite comment cette expérience permet de penser à nouveaux frais l’actualité de l’œuvre du pédagogue et d’ouvrir de nouvelles perspectives émancipatrices.

Art et émancipation

Si la question de l’art traverse en filigrane l’œuvre de Paulo Freire 1 ) et le matériel pédagogique le plus souvent présenté pour illustrer l’action de Freire a été réalisé par l’artiste Francisco Brennand. Par ailleurs, dans un échange avec Ira Shor (Freire & Shor 1987 : 118), les pédagogues rapprochent le geste pédagogique d’un geste artistique, en ce qu’il implique des mises en forme, des performances et des moments esthétiques.], celle de l’émancipation, en tant qu’opposition à la domination – pensée comme une « oppression » par l’éducateur –, est sa visée principale. L’articulation entre art et émancipation a par ailleurs fait l’objet de nombreux commentaires (Davis 2016, Lachaud 2012, Rancière 2008, Guattari 1984). Celle-ci est souvent réduite aux pratiques du seul « art militant » et son éventuel « message ». L’art ouvre toutefois un champ de « possibles », imaginaires ou virtuels, qui lui confèrent sa consistance politique. Dès lors, ces possibles concernent autant le monde que les subjectivités qui le font. Pour Jacques Rancière, ces puissances émancipatrices, ou « politiques de l’art » opèrent sur différents plans : celui du « message », celui de la proposition d’une lecture alternative du monde, celui des processus de production (acquisition de matériaux, accès à l’espace) et enfin celui de l’ouverture de possibles inédits (Rancière 2008). Si les processus de subjectivation sont au cœur de la question de l’émancipation, celle-ci n’est pas une question individuelle. Comme l’écrit Federico Tarragoni, « l’émancipation ne peut être noyée dans les eaux froides du capitalisme néo-libéral : la réduire à un processus individuel de réussite ou de responsabilisation face à l’échec revient à lui faire dire l’opposé de ce qu’elle désigne » (Tarragoni 2021 : 15). Il va de soi aujourd’hui, au vu de l’agenda des luttes en cours, que cette opposition aux dominations fonctionne sur les plans de la classe, du genre et de la race 2 . Afin de travailler à une stratégie collective nécessaire à l’émancipation individuelle, les écrits de Paulo Freire – qui a notamment déclaré « Personne ne libère autrui, personne ne se libère seul, les hommes se libèrent ensemble » (2001 [1974] : 44) – se révèlent être d’une grande utilité.

Réengager la pédagogie des opprimé·e·x·s

Très brièvement, le texte de Paulo Freire publié en 1968 et traduit du portugais au français en 1974 est structuré en quatre parties : [1] une « justification de la pédagogie des opprimés » qui précède [2] une « critique de la conception bancaire de l’éducation », c’est-à-dire une opposition à l’éducation comme unique acte cognitif. Il propose comme contre-modèle une approche conscientisante et Irène Pereira rappelle à ce propos que « la conscience critique n’est pas un état, mais un processus » (Pereira 2017 : 47). Cette approche conscientisante – également désignée comme [3] « approche dialogique » – est au cœur de sa proposition et consiste à fixer collectivement les objets de pensée. Enfin, il revient [4] sur la « théorie de l’action antidialogique ».

Outre la critique en ordre des approches pédagogiques nourrissant les dynamiques sociales de domination, le texte propose une véritable méthode de construction collective de connaissance. Il s’agit, en deux mots, d’identifier ensemble des thèmes, qui font l’objet d’échanges, avec souvent des supports matériels, qui sont ensuite décodés. Si ces méthodes ont été largement discutées dans le domaine des sciences de l’éducation, elles ont aussi fait l’objet de reprise dans les pratiques de production artistique, comme dans le travail de Tim Rollins + K.O.S., au sein duquel des classiques de la littérature anglophone dialoguent avec les situations quotidiennes vécues par des adolescent·e·s du South Bronx, ou celui de Jonathas de Andrade, qui produit avec des femmes apprenant à lire et à écrire une réinterprétation de l’articulation photographies-mots présente dans certains supports pédagogiques utilisés par Paulo Freire (microsillons 2022a).

Depuis 2012, le collectif d’artistes « microsillons », qui utilise des outils freiriens pour développer des pratiques artistiques collaboratives et socialement engagées, mène une recherche protéiforme sur la présence de Paulo Freire à Genève dans les années 1970. Ce travail a pour but à la fois de réinscrire Paulo Freire dans l’histoire de la pédagogie à Genève, de laquelle il était jusqu’à peu totalement absent, et de réengager sa pensée aujourd’hui, en cherchant avec des médiateur·rice·s culturel·le·s à réinventer son travail pour chercher des alternatives au modèle dominant dans l’éducation artistique.

La recherche s’organise ainsi essentiellement autour de trois axes.

Il s’agit tout d’abord d’un travail de recherche historique basé sur la consultation d’archives, au sein du Conseil œcuménique des églises où Paulo Freire a travaillé durant les années 1970, mais aussi en entrant en contact – par le biais de lettres manuscrites dans l’interligne de textes de Paulo Freire – avec des personnes l’ayant rencontré à Genève et au Brésil. Cette partie de la recherche est synthétisée dans un article publié par l’Université de Genève (microsillons 2022b), participant à la réinsertion de Paulo Freire dans le paysage officiel de la pédagogie à Genève.

D’autre part, une série de rencontres et d’événements performatifs a été organisée dans différents lieux culturels, comme à la Biennale des espaces indépendants de Genève en 2015, à l’Institut d’art contemporain (IAC) de Villeurbanne en 2016 et à la Biennale de São Paulo notamment 3 , ainsi que plusieurs projets pilotes de médiation critique en partenariat avec des institutions culturelles à Genève et à Zürich (microsillons 2018).

Finalement, des actions concrètes pour réengager la pensée de Paulo Freire ont été menées dans certaines institutions culturelles, comme c’est le cas dans le projet « Réinventer la pédagogie des opprimé·e·x·s pour favoriser la participation culturelle dans les institutions d’art contemporain suisses » (RPO), que nous détaillons ci-dessous.

Cette réinvention consiste à relire conjointement Paulo Freire entre les membres de notre équipe de recherche, avec quatre collectifs ou associations dans quatre institutions artistiques en Suisse francophone, en vue de réengager sa pensée – c’est-à- dire de la réinventer pour la rendre opérante dans le contexte contemporain et localement situé qui est le nôtre – dans un projet d’émancipation visant à réduire la sélectivité sociale des lieux de l’art contemporain. Les quatre groupes collaborant dans le projet se distinguent par leur taille et les formes de leur engagement. Les quatre institutions d’art contemporain se distinguent elles aussi par leur taille, leur ancrage géographique et leurs modalités de gestion. Configurant un projet à géométrie variable, les quatre expériences révèlent différentes inflexions des inédits possibles ouverts par la pensée de Paulo Freire. Chaque expérience souligne en effet un point saillant de l’expérience d’émancipation.

Le processus a fonctionné à partir de quatre agencements collectifs, quatre situations distinctes et relativement autonomes. Chacun de ces agencements, ou situations de recherche, répondait à une géométrie propre et fixait son propre agenda. Le programme commun visait à reprendre les outils de Paulo Freire, comme le principe des thèmes générateurs, l’utilisation de visuels dans une logique d’alphabétisation, l’emphase mise sur les réalités quotidiennes des apprenant·e·s, et l’enquête de terrain multidisciplinaire, en déployant dans une institution et avec un collectif une lecture et interprétation originale des voies ouvertes par Paulo Freire. Les objectifs étaient les suivants :

  • accompagner quatre groupes de personnes racisées et/ou ayant une expérience de la migration dans la participation à la production d’un objet ou événement culturel rendu public dans une institution d’art contemporain ;
  • former les médiateur·rice·s des institutions impliquées à de nouveaux outils pour favoriser une participation culturelle basée sur les préoccupations des non-spécialistes engagé·e·s dans le processus ;
  • diffuser largement, auprès des professionnel·le·s des musées et centres d’art à l’échelle nationale et internationale, les résultats des expériences menées, ainsi qu’une boîte à outils pour favoriser l’émergence de nouveaux projets similaires.

Nous décrivons ci-dessous les quatre agencements et les actions menées dans chacun de ces cadres.

Agencement 1 : une classe d’accueil de niveau Access 2 4 et le Centre d’art Contemporain Genève

Cet agencement a impliqué une collaboration entre le Centre d’art contemporain Genève et son service de médiation, et une classe d’accueil de niveau Access 2 composée de dix élèves – Nini, Erza, Michaella, Jenifer, Keynis, George, Yasin, Tenzin, Kevin, Nikoloz et Esteban – encadrée par leur professeure principale, Élodie. Marianne a suivi le projet pour l’équipe de recherche RPO 5 .

Le dialogue a été amorcé dès la rentrée scolaire 2021-2022 avec Élodie afin de poser un cadre au travail commun, suffisamment ouvert pour permettre de faire émerger les thèmes générateurs. L’entente était mutuelle, les intérêts partagés. La première rencontre en classe, qui a rapidement suivi, a permis de faire connaissance. Les représentants du centre d’art, Marianne et Frédéric (remplacé début 2022 par Asma), ont demandé à Élodie de communiquer aux élèves de la classe sur le fait qu’iels devaient apporter une image représentative, d’après elleux, de leur semaine. Frédéric et Marianne se sont présenté, ils ont expliqué le cadre général du projet et évoqué la figure de Paulo Freire. Ensuite, un tour de table incluant les enseignant·e·s et les médiateur·rice·s a permis à chacun·e d’exprimer les raisons l’ayant poussé à choisir son « image de la semaine ». Cette première étape a permis de mesurer la grande compétence d’analyse des élèves, leur sensibilité et leur humour. Le partage s’est fait dans une ambiance bienveillante, l’écoute a été respectueuse et les échanges nourris.

Par la suite, nous avons alterné les séances en classe et au Centre d’art contemporain, selon un principe d’hospitalité mutuelle favorable à la démarche transformative. Notre première visite au Centre a eu lieu dans le cadre de la Biennale de l’Image en Mouvement (Centre d’art contemporain Genève, 12/11/2021-20/02/2022) qui réunit des artistes travaillant l’image vidéo au sens large. En amont, Frédéric avait proposé à Georges et à Yassin, passionnés de vidéo, de venir participer au montage. Ils ont passé une journée au Centre et ont ensuite été à même de partager des informations sur les coulisses de cette exposition à la scénographie futuriste avec leurs camarades.

Lorsque Asma a rejoint le projet, une dynamique nouvelle s’est installée dans l’équipe, sa jeunesse créant immédiatement un lien fort avec les élèves. Chaque séance constituait le prétexte à l’échange de blagues sur les retards des un·e·s et des autres. La difficulté à se lever le matin, à identifier ce qui pousse à avancer chaque jour et à se projeter dans l’avenir est devenue un sujet de discussion. Les élèves étaient alors à une période importante de leur formation, celui du choix d’une orientation professionnelle, et devaient trouver des stages leur permettant de mieux se projeter dans un futur métier.

Les échanges nourris permettaient le partage de récits, de souvenirs, de sentiments, de doutes et de questions sur la vie, le futur de chacun·e et celui de notre monde. Les discussions se sont concentrées autour du partage d’interrogations avec des personnes, réelles ou fictives, proches ou pas, admirées ou détestées. L’actualité croisait ainsi l’intime, les récits personnels se rejouant à la lumière d’éléments historiques ou symboliques. Il nous a dès lors semblé que le moment était propice au choix d’une direction commune à ces questions, à l’identification des « noyaux de contradictions ». À ce stade, la notion de motivation nous a semblé devenir centrale, nous tenions notre thème générateur ! Ainsi, le choix des personnes s’est resserré vers celles pouvant devenir des « figures de motivation » et l’idée a alors émergé de réaliser un film, en utilisant la technique de l’incrustation pour faire exister ces dialogues fictifs.

Afin de concrétiser ces « inédits possibles », nous avons écrit ensemble un scénario et des dialogues lors d’une journée de travail très intense dans la salle de médiation du Centre. Laura et Joya, qui faisaient également partie de l’équipe enseignante, étaient présentes. Les dialogues fictifs se sont agencés dans une forme de quête à la fois collective et individuelle. Si Keynis, grande fan de Michael Jackson, était capable de chercher sa motivation auprès de la star, Tenzin et Kevin préféraient échanger avec leurs personnages de manga favoris, tandis que Yassin souhaitait s’entretenir avec son moi du futur. Asma a mené le travail de recherche des images sources sur lesquelles allaient par la suite être incrusté·e·s les élèves.

Le soir-même, nous avons participé à une présentation au Musée d’art moderne et contemporain de Genève (MAMCO) dans le cadre d’une soirée réunissant des acteur·rice·s culturel·le·s originaires du Brésil en lien avec l’exposition. Sans y être obligé·e·s, tous·tes les élèves étaient présent·e·s, s’intéressant à la façon dont on parlait d’elleux et venant soutenir Marianne par leur présence dans un cadre peu familier.

Le scénario sur lequel s’appuyait le film était le suivant : alors qu’iels sont réuni·e·s dans une cafétéria, les élèves découvrent une porte « magique ». En la poussant, chacun·e à leur tour, iels pénètrent dans un univers parallèle où, pendant quelques minutes, iels sont en mesure de discuter avec leur « figure de motivation », qui leur donne des conseils.

La journée de tournage a réuni en mai 2022 la classe, Élodie et Alexandre, mais aussi Joya et Laura. Le tournage a eu lieu à la Haute école d’art et de design (HEAD), dans la Green Box, un studio vidéo dont les murs sont peints en vert pour permettre de réaliser des incrustations vidéo. Youssef a été engagé pour réaliser le film, donnant à chacun·e des responsabilités, la caméra, le son...

Le tournage a parfois été difficile, il a fallu tourner les séquences individuelles, refaire les prises plusieurs fois, gérer les tensions et la fatigue... Plus de temps aurait sans doute été nécessaire. Quand est arrivé le moment des séquences collectives, tout le monde était épuisé et avait envie que le tournage se termine pour profiter d’une belle soirée de printemps, hors de cette boîte verte où l’on est coupés du monde.

C’est également Youssef qui a réalisé le montage final du film, dont le titre a été choisi par la classe : Porte interdite. Motivation ouverte.

La première présentation du film a eu lieu dans le cadre de la fête de fin d’année réunissant l’ensemble des classes Access. Erza et Michaella, maîtresses de cérémonie, se sont avérées parfaites dans cet exercice, teintant le protocolaire d’une dimension humoristique. La projection du film, dans une version un peu raccourcie, a représenté un moment de grande fierté pour l’ensemble de la classe et les enseignant·e·s, ainsi que pour Asma et Marianne, car ces quelques minutes condensaient le long et intense travail de dialogue qui a permis, sur le temps d’une année scolaire, d’aborder avec complexité les situations de chacun·e.

En novembre 2022, une présentation du film a été organisée au Cinéma Dynamo, une salle de cinéma du Centre d’art contemporain, permettant de réunir de nouveau toute l’équipe, ainsi que les familles des élèves, invitées à se joindre à ce moment festif.

Agencement 2 : un groupe d’apprenantes de l’association Ostara et le MCBA de Lausanne

Le volet de la recherche organisé à Lausanne a créé une occasion de collaboration entre deux médiatrices du Musée cantonal des Beaux-Arts (MCBA), seize femmes participant au programme Tremplin Femmes de l’association Ostara, leur formatrice et une chercheuse.

Le groupe de femmes existait avant la collaboration et un climat de confiance était déjà pleinement instauré entre elles : Semira, Freweyni, Ghidey, Selam, Semhar, Hafsa, Namgyal, Maliha, Mahabad, Lorena, Enan, puis Nino, Valone, Henriette, Zeynep et Rafika. D’origines plurielles, elles avaient toutes en commun un parcours migratoire et partageaient également un projet d’apprentissage au sein de l’association où elles se rendaient quatre fois par semaine. Le groupe était composé de dix nationalités différentes et les profils, notamment en termes de scolarisation et de formation, étaient très diversifiés.

Ces femmes formaient donc un groupe d’apprentissage préexistant au projet RPO : elles étaient réunies autour d’objectifs prédéfinis dans leur processus d’intégration linguistique et professionnelle. Le programme Tremplin Femmes auquel elles participaient se concentrait sur les compétences de base suivantes : le français (niveau A1 à A2), les TIC (technologies de l’information et de la communication) et les techniques de recherche d’emploi.

Les deux médiatrices du MCBA avaient déjà mené des formats de médiation orientés vers des publics variés et mêlaient dans leur pratique les champs artistique et social. Sandrine et Stasa, respectivement responsable du secteur médiation et médiatrice, étaient entre autres actrices au sein d’un programme de médiation culturelle participative et intergénérationnelle initié en 2014 au MCBA. Nommé « Passeuses et Passeurs de culture », le projet proposait une découverte informelle des expositions du MCBA à l’entourage de bénévoles, de tous âges et toute provenance socioculturelle, les passeuses et passeurs de culture. Ce format traduisait une volonté d’occasionner un degré de participation élevé et une ouverture des publics en considérant leurs parcours variés et par conséquent, potentiellement et naturellement, migratoires.

La chercheuse, Julia, formatrice pour adultes dans les domaines de l’alphabétisation et du français langue étrangère, développait des projets autour des thématiques liées à des formes d’éducation critique et anarchiste.

La collaboration à Lausanne a démarré après les trois autres volets de la recherche, sous un format différent, dans la mesure où les rencontres ont été pensées sur une période plus courte et à une fréquence plus élevée, toutes les deux semaines. La première rencontre s’est déroulée courant mars 2022 et la fin du projet, incarnée par le début de l’accès public à l’objet culturel développé, a été actée le 12 novembre de la même année. La journée d’inauguration a permis la présentation de « Une œuvre, mon histoire », une série de commentaires audio produits et enregistrés par les participantes, et accessible sur le site et sur l’application de visite du musée.

La réflexion sur le risque de contradiction du projet, souhaitant produire de l’égalité en incarnant une posture dialogique à partir d’une position d’autorité muséale, a très vite inscrit l’explicitation des intérêts des participantes dans leur collaboration. En effet, la volonté d’installer un rapport horizontal dans la co-définition de la collaboration et du produit culturel a exigé une clarification à la fois des rôles et des profits pour chacune des actrices, afin d’éviter une forme d’instrumentalisation et la réduction à un apport de plus-value symbolique au musée.

Les deux espaces de rencontre, qu’étaient les locaux de partage et d’apprentissage de l’association, d’une part, et le MCBA, d’autre part, ont toujours été définis selon les décisions communes et les besoins exprimés par le groupe. Les séances ont exploré différentes modalités d’expression afin de permettre l’émergence des thèmes générateurs : dialogue, apport d’images, association de récits à ces mêmes visuels ou à d’autres augmentant le lot d’images, enregistrements audio partagés sur le groupe d’échange de la collaboration (WhatsApp), mise en lien des partages oraux avec des valeurs communes, etc.

Le développement de l’ensemble du projet s’est accompagné d’un « journal mural », inspiré des dispositifs visuels 6 ).] utilisés par Paulo Freire. Ce mur présentait initialement les actrices de la rencontre, les médiatrices, le groupe et la chercheuse ; y figurait également Paulo Freire, dont le travail a été évoqué et présenté aux participantes. Cet objet de travail évolutif a été le témoin des directions possibles de la collaboration et l’outil précieux d’un travail réflexif, qui s’est avéré être un défi compte tenu de la langue commune en cours d’apprentissage. L’approche et les échanges méta collectifs étaient en effet complexes pour la plupart des membres du groupe, au regard de leurs moyens d’expression en français.

La mise en mots a été un aspect de la collaboration qui rejoignait les travaux de Paulo Freire et les intérêts du groupe. Les thèmes ainsi que les registres des échanges, aux formes variées, ont majoritairement rencontré des partages d’expériences singulières. Ce sont ces récits d’expériences, ainsi que des réactions et commentaires aux éléments du musée, espace qui pour toutes était inconnu avant la collaboration, qui ont cristallisé l’intérêt d’expression du groupe. Lors de la sixième séance, la décision commune a été prise de conserver leurs voix comme médium de représentation. Chaque femme a choisi de réagir à une œuvre présente au musée : l’inédit possible a donc été ici le fait d’inscrire, dans un espace tel que le musée, non familier et au capital symbolique et économique élevé, sa voix et son récit, de façon pérenne.

La production des commentaires audio a soulevé la question de l’esthétique d’une telle forme de projet, situé à la frontière entre art et éducation. La production de la collaboration, l’ensemble des commentaires audio en langues premières et traduits en français, lus par chacune des femmes, a reçu une visibilité importante au sein du musée. Dans chaque guide de visite distribué à l’accueil figurait une feuille de présentation de l’initiative ainsi qu’un code QR permettant d’accéder aux audios. Au sein de ce rendu public d’un objet culturel produit, où se sont heurtés des besoins, des exigences de qualité ou d’esthétique et des intérêts différents en matière de représentation, entre l’institution culturelle et le groupe du projet, l’autoreprésentation souhaitée par les participantes a trouvé son espace. Le projet a constitué une riche matière à réflexion pour les médiatrices, qui ont projeté une redirection du format avec des modifications, notamment au sujet du cadre temporel, trop exigeant. « Une œuvre, mon histoire » a permis l’expérimentation d’un projet dont la nature était, quant au degré d’engagement, davantage qu’une participation, mais bien une réelle collaboration avec l’institution.

Agencement 3 : le collectif CABBAK étendu et le Centre d’art Pasquart de Bienne

Le Collectif afroféministe de Bienne / Biel Afrofeministisches Kollektiv (CABBAK), fondé en 2019, mène à Bienne et aux alentours des actions pour promouvoir l’égalité et participer à « la valorisation et à la visibilisation des femmes afrodescendantes (et aux personnes perçues comme telles) 7 .
] ». Le collectif a été contacté par l’équipe de recherche pour participer à une collaboration avec le Centre d’art Pasquart. Trois de ses membres, Olga, Nadine et Fatima, se sont engagées dans le processus. Dès la première rencontre, les participantes, afin d’éviter toute forme d’essentialisation liée au genre, à la couleur de peau ou au degré d’étude, ont proposé d’ouvrir le projet à un deuxième cercle de personnes, contactées parmi leurs familles, leurs ami·e·s ou leurs connaissances professionnelles. Ont alors rejoint le groupe, dont la géométrie a varié au fil des rencontres, autour du noyau de départ : Kassem, Mbete, Thomas, Frida, Solange et Baptise. Au sein de ce groupe volontairement éclectique, certaines personnes avaient une expérience directe de la migration, d’autres non. Dans le cadre bilingue de la ville de Bienne 8 , les échanges se sont principalement déroulé en français, avec des moments de traduction et de prise de parole en allemand.

Au niveau institutionnel, Anna-Lena, collaboratrice scientifique dans le service de médiation culturelle, a accompagné le projet. Lauranne, responsable du service, a également suivi son déroulement en participant à certaines séances. Le Centre d’art Pasquart s’est engagé dans un projet sur le long terme, dont le résultat n’était pas prédéfini, ce qui constituait une nouveauté pour l’institution. En revanche, l’équipe de médiation du centre d’art avait déjà l’habitude d’impliquer différents groupes de non- spécialistes de l’art dans des projets, comme dans le cas du projet « Commenter l’art» 9 .].

Le chercheur engagé dans ce troisième agencement, Olivier, est artiste et membre du collectif microsillons.

Les rencontres ont eu lieu environ une fois par mois au Centre d’art Pasquart ou dans des espaces associatifs. Conformément à la pédagogie de Paulo Freire, les thèmes de travail n’étaient pas préétablis, mais générés par le dialogue et ancrés dans le quotidien des participant·e·s. Ainsi, l’un des points de départ du projet a été un échange sur des expériences personnelles vécues au sein d’institutions culturelles. Ainsi, après chaque session, le représentant de l’équipe de recherche transmettait par email une lettre aux participant·e·s pour proposer une synthèse et parfois faire des remarques a posteriori sur l’objet des discussions. Cette stratégie – inspirée de l’usage récurrent de la forme épistolaire par Paulo Freire 10 – a permis d’opérer des allers-retours entre le travail de terrain et un retour réflexif sur celui-ci, de partager un journal de recherche avec l’ensemble du groupe au fil de sa production – dans une logique d’action-recherche participante (Thiollent 2011) – et d’en informer les éventuel·le·s absent·e·s.

La première action réalisée a été l’intégration temporaire, au sein d’une exposition en cours, des objets que les membres du groupe souhaitaient voir entrer dans le musée. Ce travail a permis de révéler l’intérêt du groupe pour le développement de formes d’activisme dans le musée, ce qui a ensuite mené à la rédaction de slogans revendicatifs à adresser au centre d’art et à la ville de Bienne. Il s’agissait, toujours en suivant l’approche de Paulo Freire, d’identifier des « inédits possibles », c’est-à-dire de faire émerger par le dialogue des idées de transformations sociales, politiques et institutionnelles qui semblaient auparavant irréalisables. L’une des idées centrales du groupe a alors été de travailler sur la manière dont les institutions culturelles pourraient faire une place plus importante aux pratiques culturelles populaires. En ce sens, les participant·e·s ont décidé d’utiliser la forme de l’enquête de terrain pour aborder cette question en dialoguant avec d’autres personnes.

C’est alors qu’a surgi l’idée de mener une enquête sur les gestes et les formes produites dans les salons de coiffure biennois. Le but était de produire un portrait multiculturel de la ville – puisque chaque groupe d’habitant·e·s d’origine commune dispose de son ou de ses propres salon(s) –, mais aussi d’aborder la notion de non-binarité en lien avec les pratiques souvent très genrées de ce type d’espace.

La forme de l’enquête choisie ici entrait en résonnance avec la manière dont Paulo Freire, lors de ses expériences d’alphabétisation dans le Nordeste brésilien (Freire 2005 [1974] : 110-113), débutait le travail en envoyant sur le terrain de l’action pédagogique une équipe multidisciplinaire composée de psychologues, sociologues et pédagogues, afin de mener une enquête préalable et d’identifier des thèmes importants pour les personnes vivant à l’endroit donné. Dès lors, il s’agissait ici de déplacer le moment de cette enquête et d’accompagner les participant·e·s elleux-mêmes dans la conduite de leur propre investigation.

En mêlant entretiens avec des coiffeur·euse·s, lectures consacrées à la thématique de la coiffure en tant qu’outil de résistance anticoloniale (Sméralda 2014) et travail de cartographie des salons dans la ville, une installation a ensuite été produite et présentée au Centre d’art Pasquart, lors d’une exposition publique (4/12/2022-15/01/2023).

Agencement 4 : le collectif « La Trenza » et le MAMCO (Genève)

Le quatrième agencement de recherche contraste également par sa géométrie et son fonctionnement. Le groupe engagé dans le processus était constitué de « La Trenza », un collectif féministe anciennement appelé « Abya Yala » en référence au nom « émique » du continent sud-américain. Le collectif s’est par la suite rebaptisé « La Trenza », ou la « tresse », évoquant à la fois les liens qui se nouent et se dénouent dans les parcours de migration, mais également les coiffures qui, nouées, servaient de cartes, indiquant des lignes de fuite aux personnes réduites en esclavage. Le collectif, fondé quelques années auparavant à Genève, regroupait alors entre sept et dix femmes, dont Cindy, Charito, Valentina, Daniela, Rubi, Lina et Ximena. Toutes partageaient une expérience d’exil ou de migration depuis la partie sud du continent américain. L’objectif général de ce groupe était de reprendre le pouvoir sur leurs propres narratifs et sur leurs parcours de migration, assumant une posture féministe et décoloniale 11 . Le processus de recherche engageait donc ici un collectif fixe auto-constitué.

Cet agencement a fonctionné avec Charlotte, responsable du service des publics du Musée d’art moderne et contemporain (MAMCO) de Genève, qui avait déjà mené plusieurs expériences d’ouverture vers des publics divers, en tenant notamment compte de leur parcours migratoire. Institution ayant ouvert ses portes en 1994, le lieu est ouvert du mardi au dimanche de 11h ou 12h jusqu’à 18h 12 . Situé dans un ancien bâtiment industriel, il est devenu le centre névralgique, n’en déplaise aux galeristes alentour, de ce qu’il convient désormais d’appeler le « Quartier des Bains » – autrefois simple frontière, vague, entre les quartiers populaires de Plainpalais et la Jonction (Piraud 2017).

Mischa, le chercheur en sciences sociales engagé dans ce quatrième agencement, mène notamment des travaux sur l’articulation entre espace et culture.

Cet agencement a été largement déterminé par la force de proposition du collectif La Trenza. Les réunions mensuelles ont pris place au MAMCO, à la HEAD, au domicile de certaines participantes ou à celui de Mischa. Sur proposition du collectif, chaque rencontre était l’occasion de lire un chapitre de la Pédagogie des opprimés (Freire 2001 [1974]) et d’échanger sur les points importants ou peu clairs de l’ouvrage. Chaque séance était prise en charge par une membre du collectif qui animait la discussion, proposait des ressources supplémentaires, évoquait des exemples d’utilisation de Freire ou des expériences y faisant écho. La seconde partie des rencontres faisait suite à une proposition de l’une des membres du collectif, afin d’utiliser une technique faisant écho à son expérience. Notons que, si certaines participantes étaient artistes, toutes n’étaient pas familières des milieux artistiques.

À titre d’exemple, l’une d’entre elles, Valentina, pianiste, a partagé des techniques d’improvisation au piano pour raconter leur histoire. Le geste a opéré une double rupture. D’une part, il a désacralisé un instrument considéré comme très « légitime », pour reprendre un terme issu de la sociologie bourdieusienne. D’autre part, il partait de ce qui, dans les pratiques conventionnelles, est davantage considéré comme l’aboutissement d’un apprentissage. Et, pour mes collègues qui ont écouté l’enregistrement, le résultat était passionnant, tant sur la forme que sur le contenu du discours. Une autre participante a décidé de proposer un atelier de broderie, une pratique qui lui avait été imposée dans son éducation catholique. L’atelier a été l’occasion pour elle de se réapproprier cette technique, de la réintroduire dans un récit autonome, débarrassé de sa vieille gangue patriarcale.

En termes freiriens, rappelons que cette collaboration avec un groupe ayant une visée politique affirmée a mené à la définition claire de thèmes générateurs. Ici, la question de l’exil, abordée comme un discours féministe sur soi, était clairement au centre des discussions. S’est ensuite construite, à partir de ce thème principal, l’identification d’une série de thèmes intrinsèquement liés : genres, processus quotidiens de dominations et de discriminations, pratiques émancipatrices. Ces moments alternaient échanges théoriques et récits d’expériences singulières. De surcroît, l’agencement a eu pour effet de penser collectivement les perspectives ouvertes aujourd’hui par Paulo Freire. En avril 2022, quatre membres du collectif ont proposé, dans le cadre d’un événement du musée, une performance mêlant lectures de textes politiques, matériaux constitués lors des premières séances et tambours 13 , tout en tressant fils colorés et cheveux. Cette performance nouait ainsi dans un diagramme les pratiques et principes du collectif, des éléments du projet RPO et issus de pédagogies radicales. Résonnaient conjointement les voix sur l’improvisation au piano enregistrée lors de la première séance, celles des tambours et des lectures de textes avec le geste répété du tressage de fils colorés et de cheveux des corps engagés. Cet écho conjoint de voix, sons, fils et corps tressés ouvraient ainsi un espace-temps orchestrant les expériences de résistance, d’exil et de discours sur soi. À ce jour, l’objet artistique final est encore en cours d’élaboration.

Conclusion

Le projet RPO cherche à favoriser la participation culturelle de groupes au préalable peu visibles ou audibles dans les institutions d’art contemporain, afin de rendre ces dernières plus inclusives. Le terme d’« opprimé·e·x·s » s’applique de manière différente pour chacune des personnes impliquées dans les différents agencements, puisque leurs expériences de migration sont multiples et leurs statuts sociaux très variables. Néanmoins, nous avons pu, au fil du travail, confirmer que le sentiment d’extériorité, voire d’exclusion, de ces institutions existait réellement, y compris chez les participant·e·s ayant un degré d’éducation élevé et une certaine habitude des milieux culturels. Ce sentiment était d’ailleurs parfois ressenti de manière plus aigüe par les personnes ayant une pratique artistique.

Pour les personnes des quatre groupes impliqués, le fait de co-produire des projets culturels ayant pour vocation d’être montrés publiquement dans des musées ou des centres d’art a été un moyen concret de changer en profondeur la manière dont elles percevaient leur place dans l’institution, la considérant comme une ressource et une possible alliée pour relayer leurs propres questionnements ou revendications, plutôt que comme un fournisseur de contenus culturels dont les processus de légitimation n’étaient pas toujours aisés à comprendre.

Dans chacun des projets, une logique similaire de travail dialogique – en s’appuyant sur la notion freirienne de thèmes générateurs – a été développée. Cette manière de travailler a contraint les institutions partenaires à changer leurs habitudes et à accepter de soutenir des projets aux résultats incertains, à les planifier et les insérer dans un programme d’expositions, et à communiquer sur ces projets.

Un tel projet a opéré non seulement sur un plan institutionnel, mais aussi sur le plan des processus de subjectivation constants dans les processus artistiques. Ainsi, les agencements ont agi sur les subjectivités impliquées, tant du côté des publics que des institutions et de l’équipe de recherche. Ce type de projet a ainsi performé directement les subjectivités multiples engagées dans le projet.

L’un des grands enjeux du projet était, dès lors, son inscription dans un temps long. Plusieurs de nos partenaires ont mentionné que le projet RPO était bien reçu, car il s’inscrivait dans un processus de recherche expérimentale et bénéficiait de soutiens financiers et logistiques extérieurs. Cependant, la multiplication de projets similaires –

ou la transformation de structures existantes pour les rendre plus inclusives, plus orientées vers le dialogue et le long terme – leur semblait ardue, car cela nécessiterait de provoquer de réels changements dans la politique culturelle et les modes de financement.

C’est donc avant tout par l’implication des médiateur·rice·s que des changements de pratiques ont pu dans un premier temps avoir lieu. Les journées d’étude organisées avec les participant·e·s au début du projet, durant lesquelles nous avons lu collectivement des textes de Paulo Freire, étudié des projets artistiques ou de médiation s’inspirant du pédagogue brésilien et échangé avec plusieurs expert·e·s, mais également leur travail de terrain tout au long des rencontres et les retours réflexifs continus malgré la difficulté d’avoir l’espace-temps nécessaire pour prendre du recul, ont apporté de nouveaux outils pour proposer et défendre des projets au sein desquels les préoccupations de groupes variés pourraient être placées au centre du dispositif institutionnel.

La diffusion des résultats de ce projet montre que – dans un contexte où les institutions d’art contemporain, malgré les actions de médiation classiques menées jusque-là, restent extrêmement élitistes (Valet 2012, Moeschler 2013) – travailler avec des groupes de non-spécialistes sur le long terme de manière dialogique en les faisant participer à la production culturelle elle-même ouvre de nouvelles perspectives pour dépasser les processus d’exclusion à l’œuvre dans ces institutions et, au-delà, dans la société. Elle atteste également du rôle possible d’une réinvention des outils de Paulo Freire pour changer en profondeur le rapport entretenu par chacun·e·x avec les institutions culturelles et participer à transformer les logiques de celles-ci, ouvrant dans une plus large mesure de nouvelles voies d’émancipation.

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RÉSUMÉS

Au-delà de la réception bien documentée de l’œuvre de Paulo Freire dans les champs des pédagogies émancipatrices, de l’alphabétisation ou encore des sciences de l’éducation, ses textes ont également connu un destin élargi dans le domaine de l’art – dans les processus de production artistique, l’éducation à l’art et/ou par l’art. Ce texte propose de revenir sur le projet « Réinventer la pédagogie des opprimé·e·x·s pour favoriser la participation culturelle dans les institutions d’art contemporain suisses (janvier 2021-janvier 2023) » (RPO). Cette réinvention a consisté en une relecture de Freire entre les membres de notre équipe de recherche, quatre collectifs ou associations dans quatre institutions artistiques en Suisse francophone, en vue de réengager sa pensée dans un projet d’émancipation. Les quatre groupes ayant collaboré au projet se distinguent par les formes d’engagement et leur taille. Les quatre institutions d’art contemporain se distinguent elles aussi par leur dimension, leur ancrage géographique et leurs modalités de gestion. Projet à géométrie variable, cette expérience révèle différentes inflexions des inédits possibles ouverts par la pensée de Paulo Freire, chaque projet soulignant en effet un point saillant de l’expérience d’émancipation.

Para além de receção bem documentada de Paulo Freire no horizonte das pedagogias emancipatórias, da alfabetização e das ciências da educação, os seus textos tiveram um destino alargado no campo da arte – nos processos de produção artística, educação artística e/ou através da arte. Este texto propões revisitar o projeto “Reinventar a pedagogia para os oprimidos para promover a participação cultural nas instituições de arte contemporânea suíças (janeiro de 2021 a janeiro de 2023)” (RPO). Esta reinvenção consistiu numa reinterpretação de Freire entre os membros da nossa equipa de pesquisa, quatro coletivos ou associações em quatro instituições artísticas na Suíça francófona, com o objetivo de reenquadrar o seu pensamento num projeto de

Lusotopie, XXII(1) | 2023

Réinventer la pédagogie des opprimé·e·x·s pour développer une approche dialog... 17

emancipação. Os quatro grupos que colaboraram no projeto distinguem-se pelas formas de compromisso e pelo tamanho. As quatro instituições de arte contemporânea também se destacam pela sua dimensão, localização geográfica e modalidades de gestão. Projeto de geometria variável, esta experiência revela diferente inflexões das possibilidades inéditas abertas pelo pensamento de Freire, sendo que cada projeto destaca um ponto saliente da experiência de emancipação.

Beyond the well-documented reception of Paolo Freire’s work in the realm of emancipatory pedagogies, literacy, and education sciences, his texts have also found an expanded destiny in the field of art – within processes of artistic production, art education, and/or through art itself. This text aims to revisit the project “Reinventing the Pedagogy of the Oppressed to Foster Cultural Participation in Swiss Contemporary Art Institutions (January 2021-January 2023)” (RPO). This reinvention consisted of a reinterpretation of Freire among the members of our research team, four collectives or associations in four artistic institutions in French-speaking Switzerland, with the aim of reengaging his ideas in a project of emancipation. The four groups that collaborated on the project are distinguished by their forms of commitment and their size. The four contemporary art institutions also distinguish themselves by their size, geographic location, and management methods. A project with variable geometry, this experience reveals different inflections of the possible innovations opened up by Freire’s work, with each highlighting a salient point of the emancipation experience.

INDEX

Mots-clés : Paulo Freire, pédagogie des opprimés, art contemporain, émancipation, musée Palavras-chave : Paulo Freire, pedagogia para os omprimidos, arte contemporânea, emancipação, museu
Keywords : Paulo Freire, pedagogy of the oppressed, contemporary art, emancipation, museum

AUTEURS

MARIANNE GUARINO-HUET

Haute école d’art et de design (HEAD), Genève, Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES- SO)
Membre du collectif d’artistes « microsillons »
microsillons[at]microsillons.org

OLIVIER DESVOIGNES

Haute école d’art et de design (HEAD), Genève, Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES- SO)
Membre du collectif d’artistes « microsillons »
microsillons[at]microsillons.org

MISCHA PIRAUD

Haute école d’art et de design (HEAD) – Genève, Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO), Université de Lausanne
mischa[at]dialectical.space

JULIA TORINO

Haute école d’art et de design (HEAD) – Genève, Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO)
julia.torino[at]hotmail.com

  1. La création picturale joue un rôle important dans la Pédagogie des opprimés (Freire 2005 [1974
  2. Ajoutons à cela que plusieurs régimes de transformations coexistent, que le sociologue Erik Olin Wright désigne comme « transformations de rupture », « transformations symbiotiques » et « transformations interstitielles » : « Les premières impliquent de créer des discontinuités dans les structures sociales, une rupture rapide dans la nature du jeu. Les deuxièmes sont plus complexes : elles impliquent de changer les règles du système social, ce qui, simultanément, le rendra plus fluide et élargira l’espace pour les transformations ultérieures. Enfin, les transformations interstitielles résultent de l’effet cumulatif des coups à jouer dans le cadre des règles du jeu existantes. » (Wright 2020)
  3. Ces événements ont été organisés avec le réseau international « Another Roadmap for Arts Education », dans lequel s’inscrit une partie de la recherche et dont l’un des objectifs est de proposer des contre-récits à l’histoire officielle de l’éducation en art promue par l’Unesco (Another Roadmap School s.d.).
  4. La classe d’accueil reçoit des élèves allophones généralement récemment arrivés à Genève. Cette classe s’adresse aux jeunes allophones qui n’ont pas encore acquis le niveau scolaire et l’autonomie exigés pour une entrée dans le monde professionnel. Les élèves de cette classe ont pour la plupart été scolarisé·e·s en langue française depuis moins de trois ans. L’objectif est de construire un projet professionnel et de préparer l’élève à entrer en formation professionnelle.
  5. Certain·e·s participant·e·s ne pouvant être nommé·e·s par leurs noms de famille pour des questions liées à leurs statuts légaux, nous avons pris la décision de nommer toutes les personnes participant au projet uniquement par leurs prénoms.
  6. Sur les dispositifs visuels utilisés par Paulo Freire, voir les différents supports pédagogiques documentés dans les archives de l’Instituto Paulo Freire, São Paulo : Slides da experiência de alfabetização de Angicos (https://acervo.paulofreire.org/items/522b1c73-51db-4593- a816-83564542814a), Diafilme do Programa Nacional de Alfabetização para o Estado do Rio de Janeiro (https://acervo.paulofreire.org/items/50aea9a2-3de0-4efb-9459-479ead2d9e4d). Voir également les illustrations inspirées de celles développées initialement par le peintre Francisco Brennand pour les campagnes d’alphabétisation de Paulo Freire dans L’éducation : pratique de la liberté (Freire 1973). La mise en place de moyens visuels dans l’approche freirienne est abordée dans le chapitre III (« Le dialogue : essence de l’éducation ») de Pédagogie des opprimés (Freire 2001 [1974
  7. Voir le site du collectif : https://www.cabbak.org [consulté le 10 juin 2023
  8. L’allemand est parlé par 57,9 % et le français par 42,1 % de la population.
  9. Voir : https://www.pasquart.ch/fr/commenter-lart-archive/ [consulté le 10 juin 2023
  10. Voir : Lettres à la Guinée-Bissau... (Freire 1978), Lettres à ceux qui osent enseigner (Freire 1993), Lettres à Cristina (Freire 1996)...
  11. Il peut sembler paradoxal que nous présentions ce collectif alors que sa fonction est bien de permettre à ses membres de se réapproprier un discours sur elles-mêmes. Ici, l’article n’a vocation qu’à présenter brièvement le groupe en tant qu’acteur central d’un projet portant plus largement sur l’art, l’émancipation et les usages potentiels des travaux de Paulo Freire aujourd’hui. Nous évitons absolument de parler en leur nom.
  12. Quelques informations supplémentaires permettent d’avoir une idée plus précise de son degré d’accessibilité : l’entrée coûte 15 francs suisses au tarif normal, 10 francs suisses au tarif réduit et la gratuité s’applique pour les personnes touchant le chômage et les minimas sociaux, les groupes scolaires, les jeunes de moins de 18 ans, mais également tous les premiers dimanches de chaque mois et lors des Nuits des Bains, ces vernissages communs devenus des événements structurants du quartier.
  13. La plupart des membres du collectif sont aussi engagées dans le groupe de tambours féministes « Red de Tamboreiras Suiza ». Pour reprendre la présentation du collectif : « La Red de Tamboreras de Suiza est un espace de résistance sonore, à travers les tambours traditionnels des Caraïbes colombiennes. Il s’agit d’un réseau visant à créer du tissu social qui, par le biais du militantisme politique, soutient et s’inscrit dans la lutte contre tous types de discriminations de race, de genre, de classe et liées au changement climatique, depuis la ville de Genève. » (Voir notamment leurs pages sur les réseaux sociaux : https://www.facebook.com/profile.php? id=100064713731959).