Publication originale : microsillons (Desvoignes, Olivier & Guarino-Huet, Marianne), “Copycat”, in: Airaud, S. (ed.), Bis repetita placent, conference proceedings, Musée d’art contemporain du Val-de-Marne, MAC/VAL, 2016, pp. 106-112.
Sous le nom de microsillons, nous développons depuis une dizaine d’années des projets artistiques collaboratifs dont certains motifs et outils sont empruntés au champ des pédagogies critiques et féministes. Nous sommes également responsables de la conception et d’une partie des enseignements du Master TRANS– à la HEAD (Haute école d’art et de design) de Genève, dans lequel art et pédagogie sont associés afin de développer des formes singulières de savoirs engagés dans la société. Chaque projet que nous menons est pensé spécifiquement pour un contexte donné et un groupe précis. Jusque dans la situation plus contrainte d’un emploi en tant que responsables des projets de médiation d’un centre d’art 1 , nous avons toujours évité la reproduction d’un contenu ou d’un format, nous distanciant ainsi des formats classiques de la médiation que sont les visites guidées ou les ateliers répétés pour plusieurs groupes. Nous avons ainsi défendu l’idée d’une médiation qui produit son propre discours, d’une médiation autonome ou artiste 2 rassemble des contributions qui tendent vers une “médiation artiste” et une “médiation déconstructive”. Ces approches, qui ont fait surface dans les débats sur la pédagogie de l’art en Allemagne dans les années 1990 [...], mettent l’accent sur le potentiel de moments sociétaux et perturbateurs qui remettent en cause la “normalité” qui est au cœur de l’art et de la médiation artistique.»].
Dès nos premières collaborations, nous nous sommes intéressés aux modèles pédagogiques où le savoir n’est pas reproduit mais co-produit. La pensée de Paulo Freire est ainsi rapidement devenue une référence fondamentale dans notre action. Le pédagogue brésilien – notamment connu pour son travail d’alphabétisation et de conscientisation auprès des paysans de la région du Nordeste dans les années 1960 – a dénoncé ce qu’il appelle «l’éducation bancaire», où des connaissances sont reproduites par leur dépôt dans les cerveaux des élèves et des étudiants, considérés comme des réceptacles vides. Il oppose à cette vision de l’éducation une pédagogie générative et dialogique, notamment par le biais de l’utilisation de ce qu’il nomme des thèmes-générateurs.
Pour Freire, dans le cadre pédagogique, un thème pertinent pourra générer un échange par lequel l’apprentissage se fera en commun, mais surtout au travers duquel des actions se dessineront, dans l’optique d’une transformation sociale. Ces thèmes contiennent «en eux-mêmes la possibilité de se dédoubler en d’autres thèmes qui, à leur tour, suscitent d’autres tâches à accomplir 3 , trad. Lucille et Martial Lefay, Paris, La Découverte, 2001, p. 88.]» et servent, par conséquent, un processus de redéfinition constant plutôt que la reproduction d’un savoir.
Ces thèmes ne sont pas seulement générateurs (dans le sens où ils permettent la production de sens, de discours ou d’action); ils sont également générés, c’est-à-dire qu’ils émergent du quotidien des participants, par leur engagement actif: «[...] cette conception de l’éducation s’appuie sur la conviction qu’il ne s’agit pas d’offrir un programme pré-établi, mais qu’il faut en chercher les éléments au travers du dialogue avec le peuple lui-même 4 , op. cit.,p. 115.].»
Pour Freire, «[r]echercher le “thème-générateur”, c’est étudier [...] la pensée des hommes en rapport avec le réel [...], leur action sur le réel, leur praxis 5 ». Cette recherche qui «commence à conduire les hommes vers une réflexion critique sur le monde où ils vivent6 » vise à provoquer une conscientisation essentielle à la transformation des conditions de vie des participants et à une transformation politique et sociale d’envergure. Sa méthode s’oppose ainsi à une éducation qui reproduirait les savoirs dans l’optique de maintenir un statu quo sociopolitique.
Par essence, puisque «partant et naissant du peuple en dialogue avec les éducateurs», reflétant «ses désirs et espérances», un programme pédagogique de ce type doit sans cesse se réinventer, «doit toujours être en train de se rénover et de se développer 7 », doit éviter de définir ses méthodes «à partir de points de vue fixés à l’avance par des chercheurs qui se poseraient eux-mêmes en acteurs exclusifs de cette recherche 8 ». Cette démarche nécessite d’accepter l’imprévisibilité – notion qui nous semble centrale dans l’élaboration d’une éthique de la collaboration 9 – non pas comme un aléa de la pratique mais comme l’un de ses éléments constitutifs. Être prêt à s’adapter aux éléments imprévisibles que le dialogue produit implique de renoncer à la reproduction d’un modèle préexistant.
À l’heure des crédits ECTS et du «marché de l’éducation», les réflexions sur la pédagogie bancaire sont d’une grande actualité, et Freire a été durant ces dernières années une référence centrale pour de nombreux artistes 10 , notamment autour de l’Educational Turn 11 , in e-Flux Journal, no 0, novembre 2009, http://www.e-flux. com/journal/turning/.]. À cette actualité s’ajoute pour nous une pertinence géographique, car Freire a vécu dix ans à Genève dans les années 1970 et y a développé une large partie de sa pensée 12 . Dans Pedagogy of Autonomy, Reliving Pedagogy of the Oppressed, il évoque différentes anecdotes de sa vie en Suisse et raconte notamment comment le fils d’un de ses amis brésiliens, Claudius Ceccon (un dessinateur lui aussi en exil à Genève pour des raisons politiques), a vécu avec violence un enseignement du dessin basé sur la copie.
Le jeune Flávio rentre un jour de l’école triste et découragé. Son enseignante avait déchiré l’un de ses dessins. Son père décide d’aller en parler avec elle, et celle-ci lui fait l’éloge de son fils, de son talent et de son autonomie. Fière, elle lui montre ensuite une série de dessins de chats presque identiques réalisés par les enfants à partir de l’observation d’une petite statue qu’elle leur avait apportée. Elle lui explique alors la manière dont elle tente d’éviter les situations, selon elle terrifiantes pour les enfants, où ils doivent choisir et créer. Ainsi, elle n’avait pu accepter le dessin de Flávio qui avait dessiné le chat avec «des couleurs impossibles».
Freire relate cette anecdote sur plusieurs pages et y voit une métaphore du système scolaire dans son ensemble: «Et il apparut que cela était la manière dont l’ensemble de l’école fonctionnait. Ce n’était pas simplement une éducatrice qui était apeurée à la simple mention de la liberté, de la création, de l’aventure, du risque. Pour toute l’école, comme pour elle, le monde ne devait pas changer et, de même que dans l’histoire du petit cochon qui ne devait jamais quitter le sentier battu, nous ne devrions jamais dévier de la norme établie lors de notre passage dans ce monde. Mais marcher dans les empreintes laissées par les autres pour nous. Regardez, notre sort et notre destin ! Baliser des chemins en marchant ? Recréer le monde, le transformer ? Jamais 13 !
Si cette anecdote a plus de quarante ans et si certains préceptes des pédagogies critiques ont depuis été généralisés, voire intégrés dans les pédagogies institutionnelles, il faut admettre que dans l’enseignement du dessin tel qu’il est pratiqué à l’école en Suisse aujourd’hui, la copie – d’un motif ou d’un style – reste centrale [On peut s’en rendre compte en visitant les écoles suisses primaires ou secondaires, où sont fréquemment affichés des dessins d’observation et des productions imitant le style d’artistes modernes. L’Institut universitaire de formation des enseignants de l’Université de Genève (IUFE) propose d’ailleurs sur son site Internet un document à l’usage des enseignants pour réaliser des productions «à la manière de» tel ou tel artiste. «à la manière de», non daté, http://tecfalabs. unige.ch/ mitic/?q=categorie/ tags-activité-finalisée/à- manière (consulté le 26 janvier 2016).]. Il y a une sorte de confort pour l’enseignant à proposer des activités qui s’appuient sur des formes et des styles préexistants et reconnus. À de nombreuses reprises, lorsque nous avons mené des projets dans des cadres scolaires, nous avons constaté que l’adhésion des élèves à des méthodes génératives impliquait une remise en cause de leurs habitudes et nécessitait donc un temps de transition. Ira Shor, un proche collaborateur de Paulo Freire qui est professeur à New York, note, à propos d’une expérience qu’il a menée au College of Staten Island, que l’utilisation des thèmes-générateurs permet une participation plus active et plus organique des étudiants mais que : «les habitudes ont la vie dure. Les étudiants résistent à mes invitations au dialogue de manière persistante [...]. Des années de socialisation nous ont mené à internaliser l’idée que l’autorité unilatérale de l’enseignant est la manière normale, évidente de mener un échange pédagogique 14 ».
Nous avons ainsi souvent développé des stratégies que nous pourrions qualifier de semi-génératives (proposer des thèmes de départ ensuite remplacés par d’autres réellement générés par le groupe 15 , demander à des élèves d’être des journalistes libres, d’écrire des articles de leur choix, mais en nous positionnant comme des rédacteurs en chef 16 , partir d’une collection d’images pour inventer un monde par collage 17 ) afin d’éviter que les élèves soient bloqués par trop de nouveauté dans la méthode, tout en sortant de la copie de formes ou de styles.
Paradoxalement, dans la variété de nos propositions, la copie pourrait cependant apparaître – générée à partir d’une situation spécifique – comme un moyen de résistance face à l’injonction de plus en plus pressante à la créativité et à l’originalité.
L’auto-entreprenariat et la promotion de soi, en lien avec la notion de créativité, sont en effet devenus des outils qu’il est nécessaire de maîtriser pour s’adapter au marché du travail contemporain. Dans un document intitulé Feuille de route pour l’éducation artistique, édité par l’Unesco, cette idée est clairement énoncée, et la formation à l’art est vue comme un moyen d’y parvenir: «Dans les sociétés du XXIe siècle, on constate une demande croissante d’employés faisant preuve de créativité, de flexibilité, d’adaptabilité et d’innovation. Les systèmes éducatifs doivent donc évoluer en fonction de cette nouvelle donne. L’éducation artistique dote les élèves de toute cette palette d’outils, leur permettant de s’exprimer, de développer leur sens critique dans le monde qui les entoure et de s’engager activement dans les divers aspects de l’existence 18 .»
Dans le cadre d’un projet artistique collaboratif, il semble dès lors difficile de convoquer une méthode générative sans prendre en compte le fait qu’elle peut d’une certaine manière faire écho au discours néolibéral. Dans Le Nouvel Esprit du capitalisme, publié en 1999, les sociologues Eve Chiapello et Luc Boltanski décrivent la façon dont le capitalisme aurait intégré la notion de « critique artiste », issue du mouvement de Mai 68, pour en faire l’un de ses modèles. La « critique artiste » désigne l’aspiration à l’autonomie, à la liberté, à l’authenticité et à la libération de la créativité, qui s’opposaient, dans les années 1960, à un capitalisme très hiérarchisé, paternaliste. Chiapello et Boltanski voient dans l’émergence de nouvelles formes d’entreprenariat, et dans les discours qui les accompagnent, la manifestation de cette intégration. Ils relèvent des similitudes entre néo- manager et artiste.
«Le néo-manager n’est-il pas, comme l’artiste, un créatif, un homme d’intuition, de vision, de contact, de rencontres de hasard, toujours en mouvement, passant de projet en projet, de monde en monde? [...] à l’inverse, l’artiste [...] n’est-il pas lui aussi, aujourd’hui, un homme de réseaux, à la recherche de producteurs, dont les projets réclament, pour s’accomplir, la mise en place de montages coûteux, hétérogènes et complexes, la capacité à s’entendre avec des acteurs distants et multiples, occupant des positions très diverses [...] 19 ».
Le fait de s’éloigner de la copie et de soutenir une pratique où le contenu est sans cesse réinventé inciterait-il les participants de l’échange pédagogique à devenir une équipe de managers acquis à la compétition individuelle et à la flexibilisation du travail ?
Comme le montraient la curatrice Marion von Osten dans son exposition « Be Creative 20 » et le sociologue Mauricio Lazzarato en reprochant à Chiapello et Boltanski de présenter la « critique artiste » en opposition à la « critique sociale » (lutter contre les injustices et les inégalités)21 , ce que l’on nomme aujourd’hui la creative class est en réalité composé d’une multitude de situations et de pratiques, plus ou moins critiques, plus ou moins subordonnées au marché.
Pas plus que de rejeter la copie comme une possible critique de la créativité dans le discours néolibéral, il ne s’agit donc de considérer que toute notion d’originalité devrait être perçue avec suspicion. Dans notre travail, la «critique artiste» – qui nous mène notamment à critiquer les formes traditionnelles de médiation – s’articule avec une critique sociale qui nous fait remettre en cause la dimension élitaire des productions artistiques.
Dans cette «critique artiste», la générativité s’oppose à la reproduction, alors que dans la critique sociale, des formes de répétition, rassurantes et faciles d’accès 22 , peuvent être des outils pour amorcer un processus transformatif collectif. C’est de cette tension que nous voyons émerger des pratiques stimulantes, parfois inconfortables mais qui savent utiliser le trébuchement pour se déployer.
- Centre d’art contemporain Genève, entre 2008 et 2010. ↩
- Voir à ce propos Carmen Mörsch, «At Crossroads of Four Discourses. documenta 12 Gallery Education in Between Affirmation, Reproduction, Deconstruction, and Transformation », in Carmen Mörsch (éd.), KUNSTVERMITTLUNG 2 Arbeit mit dem Publikum, Öffnung der Institution. Formate und Methoden der Kunstvermittlung auf der documenta 12, Berlin, diaphanes, 2009, p. 18-19: « un autre champ de théorie et de pratique, pertinent et distinct [de la médiation comme pratique critique ↩
- Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, suivi de Conscientisation et Révolution [1974 ↩
- P. Freire, Pédagogie des opprimés [... ↩
- Ibid., p. 93. ↩
- Ibid., p. 92. ↩
- Ibid., p. 97-98. ↩
- Ibid., p. 95-96. ↩
- Dans le cadre du Master TRANS–, nous développons un partenariat avec le Théâtre de l’Usine, pour discuter cette notion avec différents intervenants. ↩
- Tim Rollins, Suzanne Lacy ou Ultra-Red, par exemple, ont réengagé la pensée de Freire dans leurs pratiques. Dans le champ de la médiation artistique dite « critique » ou «déconstructive», l’héritage de Freire est directement visible, comme le souligne Carmen Mörsch dans «Alliances for Unlearning : On Gallery Education and Institutions of Critique», in Afterall, printemps 2011, p. 8. ↩
- Entre 2005 et 2007, de nombreux projets curatoriaux se sont intéressés à la question de l’éducation, en lien avec les transformations de l’enseignement supérieur amenées par le processus de Bologne. À ce propos, voir l’article « Turning » d’Irit Rogoff (2008), qui décrit un «tournant éducationnel dans le commissariat d’exposition» [Educational Turn in Curating ↩
- Nous menons depuis 2012 un projet de recherche artistique qui, se basant notamment sur les archives du conseil œcuménique des églises dans lesquelles Freire a travaillé et sur des témoignages de personnes l’ayant connu, vise à réengager la pensée de Freire. ↩
- P. Freire, Pedagogy of Hop. : Reliving Pedagogy of the Oppressed, New York, Continuum, 1994, p. 141-143. ↩
- Ira Shor, When Students Have Power: Negotiating Authority in a Critical Pedagogy. Chicago, University of Chicago Press, 1996, p. 46 et 27. ↩
- Notamment dans le cadre de notre travail au Master TRANS– à la HEAD Genève. ↩
- microsillons, En commun, dans le cadre de La Terrasse du Troc, 2010, http://microsillons.org/ listeprojets. html#EnCommun. ↩
- microsillons, Jiveru, Centre d’art contemporain Genève, 2009, http:// microsillons.org/ listeprojets.html#Jiveru. ↩
- Unesco, Feuille de route pour l’éducation artistique, 2006, http:// www.unesco.org/new/ fileadmin/MULTIMEDIA/ HQ/CLT/CLT/pdf/Arts EduRoadMap_fr.pdf. Cette feuille de route est issue de la Conférence mondiale sur l’éducation artistique qui s’est tenue à Lisbonne en mars 2006. ↩
- Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, p. 398- 399. ↩
- «Be Creative» est une exposition-projet présentée au Museum für Gestaltung de Zürich en 2002, qui revenait sur cette injonction à la créativité, notamment dans le contexte suisse, en s’intéressant aux formes d’organisation et de travail pratiquées par les artistes et designers. ↩
- Pour Lazzarato, Chiapello et Boltanski rejouent «l’opposition de la liberté et de l’égalité, de l’autonomie et de la sécurité», et ne font pas de distinction entre une certaine idée de la culture et la réalité vécue par nombre de ses acteurs: celle d’une grande précarité et d’un souci réel de voir une activité reconnue et sécurisée. Lazzarato cite notamment les intermittents du spectacle français et leur slogan, «Pas de culture sans droits sociaux», pour affirmer ce refus de l’opposition établie par les deux sociologues. ↩
- Voir l’idée de safe houses présentée par Mary Louise Pratt dans «Arts of the Contact Zone», Profession, 1991, p. 33-40. ↩