Dans le cadre du projet RPO, je prenais part à une collaboration entre le collectif Trenza et l’équipe des publics du MAMCO. Nous nous sommes réunis de manière mensuelle entre septembre 2021 et juin 2022, au MAMCO ou aux domiciles des membres du collectif Trenza et de moi-même. Je propose ici de procéder en trois temps. 1) une présentation des différent·e·s protagonistes de notre agencement ; 2) un récit des différentes rencontres et 3) un traitement plus analytique des enjeux soulevés dans le cadre du projet a) d’un point de vue thématique, b) d’un point de vue des pratiques et c) en rapport avec les engagements produits entre thèmes et pratiques. Enfin, je conclurai ce texte par quelques pistes synthétiques.
Comme très bref rappel, La pédagogie des opprimés, le texte de Freire (2001 [1968]) sur lequel RPO s’est construit, est structuré en quatre parties : 1) Justification de la pédagogie des opprimés ; 2) Critique de la conception bancaire de l’éducation ; 3) L’approche dialogique – le cœur de sa méthode ; 4) La théorie de l’action antidialogique. Outre la critique en ordre des approches < de domination, le texte propose une véritable méthode de construction collective de connaissance. Il s’agit, en quelques mots, d’identifier ensemble des « thèmes générateurs » et, en lien avec ceux-ci, des « noyaux de contradictions » qui méritent d’être explorés. Ces thèmes font l’objet d’échanges, avec souvent des supports matériels fonctionnant comme des « codifications », qui sont ensuite décodés.
Cet agencement se caractérise par une réalisation publique au cours du processus d’un côté, mais aussi par une autonomisation des relations entre le MAMCO et le collectif Trenza bien au-delà de la durée du projet.
1. Les protagonistes de l’agencement
L’agencement dont il est ici question regroupe donc le MAMCO, le collectif Trenza et Mischa.
1.1 MAMCO
Institution centrale à Genève pour l’art contemporain, le Musée d’art moderne et contemporain (MAMCO), fondé en 1994, est ouvert du mardi au dimanche de 11h ou 12h jusqu’à 18h. Situé au cœur d’un ancien bâtiment industriel de construction d’instruments de physique laissé vacant par le déplacement – notamment vers les Suds – des activités industrielles, il est le centre névralgique de ce qu’il est désormais convenu d’appeler le « Quartier des Bains » (autrefois simple frontière, vague, entre les quartiers populaires de Plainpalais et la Jonction). L’entrée de ces 3’500m2 d’exposition se situe au centre de l’ilôt. Et le billet coûte, selon le tarif normal, 15 francs suisses (à ce jour, environ 15€), gratuit pour les personnes au chômage et bénéficiaires de l’assurance invalidité, membres du Conseil international des musées (ICOM ). Le tarif réduit s’élève à 10Chf. Et l’entrée est gratuite les premiers dimanches du mois et lors de vernissages communs aux lieux d’art du quartier, les « Nuits des bains », qui drainent un large public 1
L’équipe des publics est dirigée par Charlotte. Dans son travail de médiatrice, elle a déjà mené plusieurs expériences d’ouverture vers des publics en prenant en compte leur parcours, migratoires notamment. Notons d’emblée que la position de l’équipe des publics au sein du MAMCO demande à être analysée. Il ne semble pas que l’équipe puisse être une force de proposition au-delà de ses propres activités, pour l’institution.
1.2 Collectif Trenza
Le collectif Trenza regroupe sept femmes*, Cindy, Charito, Valentina, Daniela, Rubi, Lina, Ximena et a été fondé il y a quelques années à Genève. Toutes ses membres partagent une expérience d’exil ou de migration depuis la partie sud du continent américain.
Anciennement appelé Abya Yala en référence au nom émique du continent sud-américain, le collectif s’est rebaptisé année collectif « Trenza » (« tresse » en espagnol) en références multiples à la fois aux liens qui se nouent et dénouent dans les parcours de migration, mais aussi cartographique, de tresses qui, nouées dans les cheveux, servaient de cartes, représentant les lignes de fuite aux personnes mises en esclavage.
La finalité explicite du collectif consiste à reprendre le pouvoir sur le discours sur elles-mêmes et sur leurs parcours de migration. Le collectif affirme une posture féministe et décoloniale. Par ailleurs, la plupart d’entre elles font partie d’un groupe de tambours féministes colombiens « Red de Tamboreiras da Suiza ».
Une précision me semble ici utile : il peut sembler paradoxal que je parle du collectif alors que sa fonction est bien de se réapproprier un discours sur elles-mêmes. Ici, je ne fais que présenter brièvement le collectif, en tant qu’acteur central d’un projet collectif portant plus largement sur l’art et l’émancipation et les usages potentiels des travaux de Freire aujourd’hui. Je n’entends aucunement parler en son nom mais je propose ici d’un récit d’une expérience commune.
1.3 Mon parcours
Chercheur en sciences sociales, mon parcours de recherche s’inscrit principalement dans les domaines croisés de la sociologie et de la philosophie. J’essaie de penser les conditions spatiales et culturelles des possibles émancipations à travers une approche critique. Ce parcours est par ailleurs aussi caractérisé par une expérience militante en particulier au sein de groupes autogérés aux fonctionnements horizontaux, expérience vécue principalement dans les milieux de gauche extra-parlementaires.
2. Rencontres
2.1 Prémisses
J’ai tout d’abord rencontré Charlotte, en charge du service des publics du MAMCO, lors de notre journée d’étude commune à la HEAD – Genève en juin 2021. Nous avons ensuite planifié un moment d’échange entre le collectif microsillons, le collectif Trenza et moi-même dans les locaux du master TRANS– (HEAD) en septembre 2021. Une première rencontre a eu lieu entre Charlotte, des membres de Trenza et moi-même dans les bureaux du MAMCO, tout cela en contexte de pandémie, suscitant certaines inquiétudes quant aux possibilités de rencontre, quant à l’accessibilité du MAMCO et quant à nos potentielles quarantaines respectives. Ces premières rencontres étaient l’occasion principalement d’échanger, autour d’une table. Les discussions menées de manières informelles, portaient sur a) nos visions du projet RPO, ses potentiels aboutissements et ouvertures ; b) nos backgrounds et postures politiques ; c) les principes de Paulo Freire et ce que nous en savions à ce moment-là.
La première rencontre au MAMCO entre Charlotte, Cindy, Valentina et moi porte sur nos visions du projet ainsi que sur nos pratiques en tant que subjectivités (groupes ou individus). Le collectif Trenza expose les visées et postures du collectif liées à l’expérience migratoire. Charlotte expose sa conception de la médiation du musée et les expériences en cours avec des personnes au parcours migratoire. Elle explique qu’elle a par exemple dit aux personnes de la Roseraie 2 avec qui elle collabore : « vous pouvez venir à tout moment ici, personne ne vous demandera rien, c’est un lieu dans lequel vous avez le droit de venir n’importe quand, pour voir ou non les œuvres. […] Et on peut discuter au musée de tout un tas d’autres choses que d’art. Ça peut être le lieu d’une rencontre, voilà ça crée un lien social en dehors de la communauté […] qui est la vôtre. […] c’est un lieu de transition qui permet autre chose 3 »{29.11.2021]. Sans entrer ici dans les détails de la question de l’hospitalité, pour reprendre le terme du sociologue urbain Isaac Joseph (1998), le musée décrit ici constituerait une forme d’agora, un lieu de la sphère publique se caractérisant par son accessibilité inconditionnelle des corps et des discours. Oui. Mais cet « espace public », ouvert, accessible, « lisse », et permettant une circulation infinie, opère néanmoins un « partage du sensible », c’est-à-dire autant une mise en commun qu’une séparation 4 . Cindy souligne ce second aspect du partage : « mon expérience en tant que migrante, c’est que par exemple les gens pensent toujours venir au musée et regarder les choses que les autres racontent. Mais les gens ne se donnent pas la possibilité de dire, moi je veux raconter mon histoire, parce que personne ne va le faire pour moi. Et personne ne peut le faire, parce que si une autre personne le fait, c’est son regard sur mon histoire. Mais ça, ça m’appartient, et c’est moi qui le partage. Mais tout le monde n’a pas les moyens de s’émanciper et de dire c’est moi qui le partage. » {29.11.2021] Elle évoque ainsi le souci d’une histoire personnelle, du récit de celle-ci et de son inappropriabilité fondamentale dans la mesure où chaque expérience, même si elle ressemble à d’autres, sera toujours unique. Ainsi, l’art et le musée opèrent aussi cela : « venir au musée, c’est regarder comment les autres racontent leur histoire, mais aussi t’ouvrir la possibilité de dire que toi aussi tu peux le faire, même si tu n’es pas artiste, tu peux devenir artiste aussi, avec l’aide des artistes. » {29.11.2021] Elle insiste aussi sur l’importance de s’analyser soi-même plutôt que d’être analysée par. Pour Cindy, très clairement l’art et le projet RPO ouvrent cette possibilité d’une transmission d’autonomie.
Sur proposition du collectif Trenza, certaines rencontres autour de Freire, allaient inclure Charlotte et moi-même, et d’autres, notamment la première, allaient avoir lieu entre le collectif afin de favoriser aussi la familiarité du collectif.
Les premières rencontres ouvrent d’emblée des perspectives assez claires pour la suite. Ouvertes notamment par les caractères intrinsèques du collectif Trenza et du MAMCO (tel que Charlotte le conçoit), un certain nombre de thématiques se sont dégagées. L’échange à propos de ces finalités et principes a ainsi posé les grandes lignes de « thèmes générateurs » liés à l’expérience de l’exil : l’organisation coloniale du monde, le discours sur soi et le patriarcat. Ces trois thèmes générateurs ont constitué le canevas de nos échanges par la suite.
Suite à ces premiers échanges, une légère insistance de ma part a été nécessaire pour fixer le rendez-vous suivant. De fait, une première difficulté tenait aux horaires de nos rencontres. Le collectif Trenza est constitué de femmes* engagées dans des relations salariales et se réunit en dehors du temps dédié à leurs emplois respectifs, mais aussi des déplacements. Le MAMCO est quant à lui une institution avec des horaires clairs, et dont le dispositif de surveillance restreint la flexibilité. De surcroît, Charlotte prend part au projet RPO dans le cadre de son emploi au MAMCO, et donc durant ses horaires de travail. Pour ma part, cumulant missions de recherche et charges de cours, je jongle au mieux pour composer entre ces agendas, non sans allonger la liste des contraintes temporelles d’un agenda irrégulier.
Collectif hispanophone, les échanges se font principalement en espagnol, mais l’idée générale est que « chacune s’exprime dans la langue où elle est le plus à l’aise ». {29.11.2021] En général, les personnes migrantes doivent toujours s’adapter et « il y a un moment où on a plus envie de s’adapter ». {29.11.2021] Embûche dans le processus, je n’ai en ce qui me concerne qu’une compréhension passive de l’espagnol et utilise le français lors de nos rencontres. Or l’usage du français n’est pas anodin et il opère un léger effet de déplacement de la discussion vers cette langue. Après mes interventions, un certain temps est souvent nécessaire avant que le groupe ne revienne vers l’espagnol.
2.2 Structure des rencontres
Je reçois un jour un appel. Rappelant depuis une aire d’autoroute de la vallée de l’Arve, le collectif me fait une proposition de format de rencontre. Sur proposition du collectif, les rencontres s’articulent en trois temps. Premièrement, lire un chapitre de La pédagogie des opprimés (en espagnol), échanger sur les points importants ou peu clairs. Chaque séance est prise en charge par une membre, qui après le moment de lecture collective, anime la discussion, propose des ressources supplémentaires, des exemples d’utilisation de Freire ou des expériences qui font écho. Deuxièmement, une seconde partie de rencontre consiste en une proposition de l’une des membres du collectif d’utilisation d’une technique qui se rapporte à son expérience personnelle. Si certaines sont artistes de profession, leur familiarité avec les mondes de l’art et les techniques artistiques varient.
Dans notre agencement, tout le contenu de l’agencement présenté ici provient de la force de proposition du collectif. Lors de la première réunion mensuelle, en janvier 2022, le collectif lit le premier chapitre de la Pédagogie des opprimés et propose la forme de structure et de pratiques.
En février, le collectif se retrouve et lit le second chapitre de l’ouvrage. Valentina, pianiste, transmet ensuite des techniques d’improvisation au piano pour raconter leurs histoires. Le geste opère une double rupture. D’une part, il désacralise un instrument très « légitime » – pour reprendre un terme cher à Bourdieu (1979). D’autre part, il part de ce qui habituellement considéré par les pianistes comme une pratique envisageable qu’au terme d’une solide formation de base.
En mars, la lecture du troisième chapitre est suivi discussion. Plusieurs thèmes ressortent de lecture et font échos à nos expériences. La question de la parole, de l’action et de l’amour est au cœur des échanges. Charito, qui anime cette séance, projette des extraits d’enregistrements de performances de Miguel Rubio, qui pratique le théâtre de rue au Pérou. Pour la deuxième partie, elle propose un atelier de broderie, une technique qui lui a été imposée dans son éducation catholique. L’atelier était l’occasion de se réapproprier cette technique, de la réintroduire dans un récit autonome, débarrassée de sa gangue patriarcale.
Événement public, qui opère comme un moment de restitution du projet. Le 7 avril 2022, le collectif propose une performance au MAMCO dans le cadre d’un événement sur le Brésil dans lequel, via l’origine brésilienne de Paulo Freire, le projet RPO été intégré. Quatre membres du collectif Trenza proposent ainsi une performance agençant lectures de textes politiques, matériaux constitués lors des premières séances, performance de tambours, tout en tressant fils colorés et cheveux. Cette performance a ainsi noué pratiques et principes du collectif, éléments du projet RPO et des pédagogies critiques. S’alternaient les voix des membres du collectif, l’enregistrement des improvisations au piano de la première séance, le son des tambours et des lectures de textes. Sur ces différents sons, les corps s’engageaient dans le geste répété du tressage de fils colorés et de cheveux. Cet écho conjoint de voix, sons, fils et corps tressés ouvraient ainsi un espace-temps qui agençait les expériences de résistance, d’exil, et de discours sur soi.
Absent lors de la séance du mois d’avril, celle-ci m’a été relatée en mai. La proposition faite aux membres du collectifs par Ruby consistait à amener leur passeport ainsi qu’un petit miroir. Après la lecture du quatrième chapitre et échange sur celui-ci, l’atelier ouvrait une discussion sur les formes de spoliations conjointes de nos subjectivités à travers nos identités administrative (passeport), visuelle (image) et illocutoires (discours). Pour que cette triple spoliation puisse être dépassée, il s’agit désormais de « ne pas extraire des choses des gens ». Ruby s’est longuement posé la question de proposer une activité qui n’allait pas « extraire des choses des gens, de leur vécu, leurs pensées, qui allait prendre ça dans une relation un peu « extractivste » et partir avec ça sans savoir ce qui va se passer avec ça, avec les ressentis, les pensées » [II - 1’24]. Je reviendrai sur cette notion d’extractivisme.
Ruby fait également part du souci de ne pas reproduire de rapports de pouvoir. La séance a consisté à réfléchir à « ce que voulait dire le passeport dans nos vies, ce que ça implique en tant que migrante ». Chacune·x avait un rapport très différent à cet objet qui représente la partie administrative de notre identité, certaines ont trois passeports et « s’en foutent », alors que d’autre accordent à cet objet bien plus d’importance. Il s’agissait de voir aussi « ce que dit le passeport sur nous-mêmes » (photo, tampons, visas). En parallèle, Ruby explique que le miroir, placé à côté du passeport permettait de se voir en même temps que celui-ci, et reconsidérer ainsi l’image que l’on a de nous-mêmes. Dans une troisième partie de la séance, elle propose que chacune s’écrive une lettre de remerciement à elle-même. Pour ne pas être dans une logique d’extraction, cette lettre ne sera pas partagée.
En mai, nous nous retrouvons dans mon jardin pour un échange de synthèse sur l’ensemble du livre de Freire. On pourrait dire il me semble que la récurrence des références aux travaux et luttes afroféministes dans nos échanges – en particulier aux textes de bell hooks – indique bien l’actualité de la pensée de Freire, son utilisation possible dans la vigueur et la beauté des luttes actuelles. Autre point important dans cet échange : la question de la focalisation sur les « opprimé·x·e·s ». De cette discussion surgit l’idée de la nécessité d’écrire une Pédagogie des oppresseurs, un texte anti-autoritaire de formation à leur attention, visant notamment à ne pas faire peser la charge de l’émancipation que sur celleux ayant à s’émanciper.
Le 28 juin 2022, nous nous voyons dans les locaux de la HEAD pour des moments d’entretiens avec Laurence. Nous nous retrouvons donc avec Cindy, Ruby, Valentina et Charlotte. Les dispositifs de ces entretiens permettent à la fois de garder une archive, mais aussi de se donner un temps de réfléxivité et de synthèse. Je reste debout à côté de la caméra, d’une manière sans doute un peu classique de poser les questions. Elles s’adressent en partie à moi qui suis derrière la caméra de Laurence. Il en va de même quand Charlotte est filmée. La présence sur place de Charlotte et du collectif, dans un format qui n’est pas une conversation directe, permet une sorte de dialogue en différé sur leurs visions respectives du projet, de Freire et de leurs expériences. Le dispositif oblige à une écoute absolue, sans possibilité de réponse immédiate.
Le 14 juillet, nous nous sommes retrouvons au Mamco avec Cindy, Valentina, Lena et Charito pour une visite des expositions et nous rencontrons les travaux d’artistes plutôt critiques : Calla Henkel et Max Pitegoff (Times Athens), Jeremy Deller (Warning Graphic Content, Prints & Posters 1993–2021 et Everybody in the Place: An Incomplete History of Britain 1984–1992), Stéphanie Cherpin (Juice), Julia Wachtel, Tobias Kaspar (The Cherry Orchard) et Kim Seob. La visite, qui dure environ deux heures, est généreuse et précise, mais somme toute assez classique : un tour de l’exposition en cours avec commentaire de Charlotte, suivi d’un échange. Des points d’articulabilités avec les buts du collectif Trenza sont clairement discutés. Tout se passe néanmoins comme si, arrivéexs dans le musée, le poids du dispositif nous retombait un peu dessus. Nous tendons à touxtes un peu à reprendre un rôle de « public », le pas ralenti, la parole se fait plus basse.
Néanmoins, notre arrivée dans la salle agencée par Jeremy Deller donne lieu a une expérience collective. La salle est peinte en couleurs fluo et des posters remplissent la pièce, posant des affirmations politiques très claires, assez littérales, elles donnent des prises à la discussion. Tout aprticulièrement, son film sur les luttes contre-culturelles en Grande-Bretagne projeté dans le dispositif nous hape littéralement, et nous donne aussi l’occasion dévoiler un peu plus de nos convictions politiques personnelles.
Nous nous retrouvons ensuite le 27 juillet chez Daniela. La séance consiste surtout en un moment de discussion sur la visite du 14, en particulier sur le film de Jeremy Deller, et sur la rencontre avec ces luttes contre-culturelles des années 80 en Grande-Bretagne. Puis sur l’art et l’institution muséale.
Les visites suivantes ont eu lieu entre Charlotte et le collectif. Autrement dit, l’échange s’est autonomisé et subsiste au-delà du projet RPO.
3. Éléments d’analyse
Procédons ici en deux temps, en discutant deux moments qui sont intrinsèquement liés : premièrement les thèmes abordés lors des rencontres et ensuite les dynamiques à l’œuvre durant les séances. Ce double regard sur les thèmes générateurs et leur déploiement permet de penser ensuite conjointement le réengagement de Freire aujourd’hui.
3. 1 Thèmes générateurs
Si les principaux sont déterminés par les buts fondamentaux de la constitution du collectif Trenza, cinq thèmes générateurs que l’on peut remonter, reconstruire après nos échanges : l’exil, le récit de soi, le patriarcat, l’art et l’extractivisme.
- Exil/migration
L’exil, comme motivation centrale du collectif, est au fondement de nos échanges. Les parcours migratoires et des conditions post-migrantes en Suisse constituent un fond d’expérience commune du collectif structurant pour les échanges. Ces parcours, expériences d’exil ainsi que la condition post-migrante en Suisse fait l’objet d’échange. Tirant avec lui les questions de privilège, d’exploitation et d’ancrage notamment, ce thème de l’exil et de la migration est constitutif du collectif et est celui qui va en quelque sorte faire advenir les autres thèmes.
- Raconter son histoire / « c’est mon histoire »
Le récit de soi, sur soi et de sa propre histoire, est crucial dès les premières rencontres. Plusieurs pistes sont évoquées pour articuler de tels discours. Ruby en juin rappelle notamment que l’importance d’écrire son histoire « sinon quelqu’un va écrire sur nous », distinguant différentes formes que peut prendre cette appropriation de nous par quelqu’un d’extérieur à nos subjectivités. Au niveau de l’institution, cet autre peut être l’État, comme évoqué lors d’une séance où le passeport avait été examiné qu’un objet “disant quelque chose sur nous”. Dans le cadre culturel, cet autre peut également être le musée, qui nous détermine par avance comme spectateur·ice·x. Sur le plan de la vie quotidienne aussi, il s’agit de se réapproprier nos discours et nos expériences qui peuvent faire l’objet d’une capture, désignée par le collectif comme une forme d’extractivisme.
- Genre et patriarcat
Le thème de patriarcat structurant pour l’engagement du collectif Trenza, revient régulièrement lors des rencontres. Le choix de la broderie comme activité pose explicitement la question du patriarcat et des pratiques assignées à un genre. En quoi ce savoir-faire est-il circonscrit aux rôles féminins dans une structure patriarcale ? Et comment se le réapproprier ? De même, l’activité décrite ci-dessus avec passeport et miroir posait explicitement des questions de genre.
- L’art et le musée
En filigrane il semble acquis que l’art peut être un champ d’émancipation ou qu’il existe des formes d’efficacité esthétique 5 . Toutefois, l’accès au musée est souvent évoqué. Avoir accès au musée constitue un privilège. Pour Cindy par exemple, le musée est un lieu où elle se sent « en sécurité » {29.11.2021] dans la mesure où elle connait le lieu, Charlotte et l’art. Pour les autres, c’est moins évident. La question de la reconnaissance est cruciale. En effet, prendre part à ce projet, c’est s’engager dans le musée différemment qu’en étant simple public et donc accéder autrement au musée. Or prendre place autrement est perçu par les participantes comme une reconnaissance en acte de la légitimité des objets portés par le collectif.
Cindy évoque les pistes d’hybridations entre les engagements plus intimes des sessions du collectif et les échanges au sein de l’institution {29.11.2021], permettant de repenser les seuils du privé et du public. Cette question des seuils et de l’accès aux pratiques artistiques est posée autrement lors de l’atelier d’improvisation au piano. En prenant à rebours une pratique artistique « légitime », l’activité pose la question de l’art comme institution et ouvre sur de possibles réappropriations émancipatrices.
– Extractivisme
À plusieurs reprises il est question spécifiquement d’extractivisme. En utilisant ce terme, le collectif critique l’appropriation de récits et d’expériences par d’autres personnes que celles qui les ont émis ou vécues. S’engager dans le musée comme plus-que-public, en tant que femmes et en tant que sujet d’une expérience de migration, peut tout-à-fait faire l’objet d’une récupération ou d’une “tokenisation”. Autrement dit, un tel projet pourrait faire l’objet d’une utilisation par l’institution pour vanter son ouverture et par là-même neutraliser ainsi les dynamiques émancipatrices que porte le collectif. En se référant implicitement à l’exploitation voire la spoliation de ressources naturelles, le terme d’extractivisme dénonce ici comment les corps et les discours sont encore empêtrés dans un processus colonial de dépossession des Suds (et ici spécifiquement de l’Abya Yala). Reprendre à son compte un discours de lutte, peut donc constituer, pour une institution d’art, la continuation d’une dynamique coloniale. Cette critique des formes d’exploitation des corps et des énergies pointe les formes de capture de pratiques à visée émancipatoires dans un dispositif de production plus large, d’une capture à des fins d’une production extérieure, ici celle du musée.
De surcroît, cette critique de l’extractivisme ne va pas sans résonner avec le choix fréquent actuellement des musées, de se positionner comme des lieux privilégiés d’opposition au capitalisme tardif et à la catastrophe climatique qui lui est inhérente 6 . Françoise Vergès rappelle bien quant à elle comment se tissent les « liens entre l’extractivisme industriel (pétrole, gaz, charbon) et l‘extractivisme des œuvres qui a contribué à la richesse du musée occidental » et comment le musée s’inscrit dans une « longue histoire de dépossession qui fait écho à l’extraction comme logique du capitalisme racial » (Vergès, 2023: 10-11).
Au creux de cette critique se dessine l’écueil aux possibles émancipateurs ouverts dans un tel projet, celui de déployer un extractivisme expérientiel. Employée initialement comme ressort d’une critique écologique, l’utilisation du terme “extractivisme” dans ce cadre inclut de fait l’expérience humaine dans le registre des ressources naturelles et opère à ce titre une extension de l’écologie environnementale vers une écologie multiple 7 .
3.2 Dynamiques
Les lieux Sur proposition du collectif, nos rencontres ont lieu dans des lieux familiers, chez les différentes membres du collectif, et à une occasion chez moi. Cela répond à une difficulté pratique, celle de l’accessibilité du MAMCO (difficile à visiter en dehors des heures de travail). Cela permet aussi, d’après les membres du collectif, de faciliter les échanges grâce à une certaine familiarité des lieux, à des connivences qui s’y expriment plus spontanément. Tout en fonctionnant bien et en permettant d’autre formes d’échanges et de liberté, ce choix des lieux nous a de fait éloigné·exs du lieu du MAMCO.
L’autonomie du collectif Soulignons encore ici que cet agencement constitue un cas un peu particulier dans la mesure où le collectif est auto-organisé, autonome et préexiste à nos échanges. Il n’y a pas à proprement parler d’action éducative ou pédagogique portée par le projet, le collectif existait déjà et se portait très bien sans le projet. Et lui subsiste aussi bien entendu..
Au sein du collectif, se nouent différents niveaux de proximités (d’amitiés, de sororité, de mais aussi différents frayages avec les mondes de l’art, le MAMCO, Charlotte, la HEAD, microsillons. Et Freire. Ces frayages tressent les liens du groupe, les relations au sein de groupe et à son environnement, dessinant son écologie.
Auto-pédagogie Dans mon activité de recherche en sociologie, j’ai pris l’habitude de mettre en place des dispositifs d’enquêtes. Bien que convaincu que tout peut constituer un matériau précieux pour une enquête et bien que je ne cloisonne pas trop mes champs de recherche a priori, j’ai appris dans ce projet à me déprendre de certaines habitudes de recherche et à laisser le terrain venir à moi selon d’autres modalités. Il ne s’agit plus ici de mener des entretiens. Je propose, insiste pour que les rendez-vous aient lieu, prends des notes, me tais, interviens parfois. Il s’agit de réapprendre ma posture d’enquêteur. C’est le jeu des recherches-actions (enquête ouvrière, intervention sociologique, ou autre) que de se lancer dans un processus incertain dont on ne connait à l’avance que des bribes. Cette incertitude fondamentale oblige aussi à se défaire de la certitude de la « disponibilité du monde » 8 . (Bien entendu cette incertitude et l’intranquillité qui en découle me renvoient aussi avec mes propres privilèges, qui m’ont habitué à pouvoir avoir prise sur les situations d’enquête.)
Reconnaissance et autonomie La question de l’autonomie sous-tend la constitution du collectif, notamment dans sa volonté de réappropriation du discours sur soi (performance) indépendamment du discours sur soi présenté à l’extérieur (monstration). Or ce discours performatif sur soi s’articule avec une lutte pour la reconnaissance. Ainsi, la reconnaissance par une institution muséale, du collectif comme un interlocuteur légitime, est soulignée comme une véritable opportunité de performer une identité collective. Cette reconnaissance passe par les liens développés avec deux institutions comme la HEAD et le MAMCO, mais aussi par la potentielle visibilité qu’offre la production culturelle elle-même.
Institution Bien qu’une relation de familiarité se soit instituée au fil du projet, il semble que l’institution n’ait pas été totalement démystifiée. Toutefois, l’effet de seuil joue aussi un effet positif en ce qu’il contribue à l’effet de reconnaissance. Pour une fois, une institution, impressionnante, voire inaccessible, offre une forme de reconnaissance. Elle reste une entité préexistante et indépendante, et sans doute pas complètement accessible.
3.3 Engagements
Plusieurs éléments semblent cruciaux pour comprendre les dynamiques propres de cet agencement. Premièrement, le groupe est autodéterminé, tant dans sa constitution propre que dans ses objectifs. Le groupe est entièrement volontaire, et sa taille permet des échanges individualisés et une familiarité nourrie de connivences et de partages. Deuxièmement, Freire y occupe une place particulière, la Pédagogie des opprimés étant lue in extenso par l’ensemble du groupe. Le texte n’est donc pas ici l’outil d’un·e animateurice mais un objet étudié collectivement, discuté, compris, approprié. Sa lecture opère comme pivot, comme prétexte aux échanges autant qu’elle apporte un contenu, au même titre que le contenu du musée et que les thèmes générateurs.
4. RÉENGAGEMENTS : EMANCIPATION ET HORIZONTALITE
L’expérience menée ouvre des voies pour penser les engagements contemporains potentiels de Freire.
Le texte de Freire, lu collectivement, ne travaille pas en filigrane ou comme sous-texte mais fait l’objet du support commun d’échanges. L’objet du dispositif est ici discuté collectivement et les questions de l’émancipation, des possibles ouverts par l’art et le musée sont posées explicitement. De fait, cette question de l’émancipation est un point crucial du collectif.
Se pose aussi la question des possibilités d’action. Du côté de l’institution, les cadres sont par définition fixés, impliquant des comptes à rendre et des résultats à garantir, la question de l’incertitude se pose de manière impérieuse — en ce qu’elle peut être source d’inquiétude pour les protagonistes — et offre très certainement de vraies pistes de réflexion pour un travail de transmission culturelle et d’émancipation collective. Il en va de même pour l’équipe, dont le cadre salarial limite sans doute les expériences plus « existentielles ».
Les conditions existentielles et leurs possibles asymétries gagnent certainement à être explicitées. En ce qui me concerne, je n’ai pas d’expérience d’exil ou de migration. Je suis genré comme homme cis et ma compréhension de l’espagnol me fait certainement perdre certains détails, ce qui me place dans une position d’extériorité. Cela peut néanmoins permettre, à condition de le poser clairement, de se positionner comme allié, voire complice. À ce titre, on peut noter que la réflexivité sur les positions des un·e·x·s des autres au sein d’un groupe permet de produire des autoanalyses à la fois introspectives et politiques qui peuvent être essentielles dans ce type de projet.
La souplesse du projet est à la fois ce qui rend les inédits possibles envisageables, mais aussi nourrit les différentes étapes d’incertitudes. À ce titre il est nécessaire de la prendre en compte à la fois pour laisser le projet se développer librement, au gré des possibles inattendus, mais aussi pour assurer néanmoins l’aboutissement du projet. Une telle horizontalité des pratiques demande en effet de se doter d’outils de coordination, de poser des délais et un cadre minimal de production.
Le parti pris dans ce dispositif consistait à déterminer ensemble les modes opératoires, sans se doter a priori de structures trop rigides, afin de laisser aux inédits possibles leur espace d’éclosion. À ce titre, la littérature militante foisonne de textes discutant des fonctionnements horizontaux, des leurs potentiels et des difficultés qu’ils recoupent. Si la question de l’efficacité et du déroulement du projet est cruciale et demande un suivi de la part des animateurices, les structures informelles font peser sur elleux un poids politique supplémentaire qui doit être pris en compte. La militante féministe Jo Freeman abordait cette question en 1972 dans son texte sur La tyrannie de l’absence de structure 9 , soulignant les possibles asymétries produites par le choix de structures souples et le surgissement inattendu de formes de pouvoirs. Ce choix de structure souple exige, écrit-elle, une totale transparence des mécanismes de décisions. Or dans notre dispositif, si les différents rôles semblent attribués “naturellement” en fonction de nos positions, le projet aurait gagné à ce que ceux-ci soient discutés de manière plus transparente. Définir ensemble un calendrier précis des échéances, rythme et horaires des rencontres aurait également aider à maintenir une plus grande implication de chacun·e jusqu’au bout du processus. Définir une structure, même minimale, doit permettre de gagner en efficacité, mais aussi de réduire d’inutiles incertitudes. Mais ces incertitudes ne doivent évidemment pas disparaître totalement, ce sont sur ces incertitudes que se dessinent les inédits possibles et que s’opère une dénaturalisation de l’avenir.
BIBLIOGRAPHIE
Bourdieu, P. (1979). La Distinction. Paris: Les Éditions de Minuit.
Evans, M. (2015 ). Artwash. Big Oil and the Arts. Londres : Pluto Press.
Freeman, J. (1972), The Tyranny of structurelessness. In Berkley Journal of Sociology, 17. pp. 151-164.
Freire, Paulo (2001). Pédagogie des opprimés. Paris : La Découverte [édition originale en français : 1974].
Guattari, F. (1989). Les Trois Écologies. Paris : Galilée.
Hartmut Rosa (2020). Rendre le monde indisponible. Paris : La Découverte.
Piraud, M.-S. (2017). Le piège de la créativité : examen sémantique et critique du capitalisme créatif. In Interventions économiques, n°57[ms1] .
Rancière, J (1995). La Mésentente. Politique et philosophie. Paris : Galilée.
Rancière, J (2000). Le partage du sensible. Esthétique et politique. Paris : La Fabrique
Rancière, J (2008). Le Spectateur émancipé. Paris : La Fabrique.
Roseraie, Centre de la (2023). https://centre-roseraie.ch (dernière visite 2.8.2023).
Vergès, F. (2023). Programme de désordre absolu. Décoloniser le musée. Paris : la Fabrique.
- Ces vernissages communs ont eu un effet urbain structurant qui dépasse largement le musée. En effet, l’installation de ce musée et du Centre d’art contemporain dans le bâtiment d’une ancienne usine d’instruments de physique, a été suivie par de nombreuses galeries d’art aux alentours. Cette partie de la ville est ainsi devenue un quartier d’art au fil des années. Pour un développement sur cette question, voir notamment Piraud (2017). ↩
- Un centre d'accueil, d'échanges et de formation pour toute personne migrante, basé à Genève. Voir Roseraie (2023). ↩
- Au cours du projet, plusieurs étapes ont offert de moments de réflexivités que je cite ici. Différentes rencontres, écritures de lettres, entretiens filmés ou entretiens semi-dirigés. Les différents propos transcrits ici proviennent de ces moments d’échanges. ↩
- Cette question de « partage du sensible » est déployée par Jacques Rancière dans La Mésentente (1995) et Le partage du sensible (2000) ↩
- Sur cette question d’efficacité esthétique, on verra notamment Jacques Rancière (2008). ↩
- Sur les liens entre le musée et le capitalisme fossile, voir notamment Evans (2015). ↩
- Cela ne va pas sans faire penser aux « trois écologies » de Félix Guattari, comprenant environnement, rapports sociaux et subjectivité humaine (Guattari, 1989). ↩
- Hartmut Rosa propose une belle critique de cette disponibilité (Rosa, 2020). ↩
- Il s’agit d’une conférence présentée en mai 1970 et publiée en anglais en 1972. Le texte, traduit en plusieurs langues a fait l’objet de nombreuses publications sous diverses formes, notamment de brochures, et continuent d’être discuté dans de nombreux cercles militants. ↩