Présentation
La collaboration à Lausanne démarre ultérieurement aux trois autres volets de la recherche et prend un rythme différent, dans la mesure où les rencontres sont pensées sur une période plus courte et à une fréquence plus élevée (toutes les deux semaines). La première rencontre s’est déroulée courant mars 2022 et la mise à disposition du public de l’objet culturel coproduit, qui a marqué la fin du projet, a un lieu le 12 novembre 2022. Cet objet, « Une œuvre, mon histoire », consiste en une série de commentaires audio produits et enregistrés par un groupe de participantes, accessibles sur le site internet et sur l’application de visite du musée (avec un relai à l’accueil du musée).
Dans le cadre de ce volet de la recherche, se rencontrent les médiatrices du MCBA, Sandrine et Stasa, 11 femmes suivant actuellement le programme Tremplin Femmes de l’association Ostara 1 , leur enseignante Alexandra et la chercheuse Julia, qui rédige cet article. Ce programme d’Ostara travaille sur les compétences de base que sont le français (niveau A1 à A2), les TIC (technologies de l’information et de la communication) et les techniques de recherche d’emploi.
Les participantes sont Semira, Freweyni, Ghidey, Selam, Semhar, Hafsa, Namgyal, Maliha, Mahabad, Lorena, Enan, rejointes un peu plus tard par Nino, Valone, Henriette, Zeynep, et Rafika. Ces femmes ont toutes un parcours migratoire. Le groupe est composé de dix nationalités différentes et les profils, notamment en terme de scolarisation/formation, sont très diversifiés. Les participantes partagent un projet d’apprentissage au sein de l’association où elles se rendent quatre fois par semaine. Le groupe de femmes existait donc avant la collaboration et un climat de confiance est pleinement instauré lorsque débute la collaboration. Les formatrices d’Ostara accordent une importance aux compétences transversales d’acquisition de méthodes d’apprentissage, méthodes qui viennent renforcer les processus de prise de confiance et de développement de l’estime de soi.
Initialement, onze femmes apprenantes d’Ostara ont été impliquées dans cette collaboration. Le groupe a été modifié durant l’été, au changement de semestre : cinq personnes l’ont quitté et cinq nouvelles l’ont intégrée. L’association organise ses formations en semestres de six mois et le projet s’est construit sur un temps à cheval entre deux semestres.
Développement du projet
Notre première rencontre s’est tenue courant mars et les trois premières séances ont eu pour objectif essentiel la rencontre et l’accueil mutuel dans les deux espaces principaux de notre collaboration : les locaux de l’association et le MCBA.
En amont de la rencontre avec toutes les participantes, est organisé un temps d’échange avec la directrice de l’association pour préparer de la première séance. Il en ressort que le bénéfice que trouveraient ces femmes à s’engager dans ce projet est l’élément prioritaire pour la collaboration et qu’il faudra insister sur ce point lors de la première rencontre. L’équipe que nous constituons avec Stasa et Sandrine soigne et co-construit alors la réponse à la question « Pourquoi participer ? », en se demandant quels bénéfices trouveraient les participantes à un projet qui dépasse le simple apprentissage du français (un besoin très direct pour leur processus d’intégration).
Cet échange oriente ainsi le contenu de la présentation du projet vers l’exposé de paramètres concrets. Si le projet a un caractère imprévisible quant aux résultats qui en ressortiront, la manière dont la participation sera utile et valoriser doit être définie précisément dès le départ. Les éléments suivants sont avancés :
- La production d’un objet culturel est l’un des objectifs de la recherche et son rendu sera public
- le projet favorisera l’apprentissage du français tant à l’oral qu’à l’écrit, qu’en production ou en réception, tout du long de la collaboration;
- les participantes reçevront une attestation de participation de la part du musée;
- en participant à un projet pilote, le groupe contribuera à la recherche visant la transformation des pratiques de médiation culturelle.
Lors de la première rencontre les participantes font immédiatement part de leur intérêt à découvrir le MCBA, qu’aucune n’a visité jusque-là. La première ainsi que la deuxième séance se déroulent dans leur espace, dans les locaux de l’association. Lors de ces deux séances, nous articulons images et discours, sur la base d’un lot d’images qui évolue ; il comprend d’abord une sélection de photos qui présentent le musée puis est complété des images apportées par le groupe. Une attention particulière est portée à la sélection des images associées au musée : elles doivent présenter le musée en tant qu’un espace de possibles à investir (en montrant les alentours du bâtiment les espaces d’accueil, les espaces intérieurs, la cafétéria ou encore des des scènes d’échange entre visiteureuses) plutôt que de montrer les œuvres qui y sont déjà exposées. Les images apportées par les femmes ont pour seule caractéristique commune d’être « aimées ». Aimées, pour ce qu’elles évoquent, pour ce qu’elles permettent de partager ou dénoncer, pour ce qu’elles représentent, pour ce qu’elles sont en tant qu’images. Ensemble, nous attachons à ces images des mots, des récits et des idées, tout autant de thèmes générateurs potentiels. Par exemple, l’image d’une scène nocturne autour du musée ouvre une discussion sur la manière dont ces femmes ont besoin de calme dans la réalité sociale qu’elles vivient, étant toutes mères toutes et ayant en charge de nombreuses obligations administratives et ménagères. Un partage sur les espaces favorisant l’état de tranquillité suit et une association entre l’image d’une participante (un paysage sauvage) et celle du musée dans la nuit est proposée.
C’est ainsi, seulement après un travail de réflexion commune visant à déconstruire le caractère « imposant » du musée, que le groupe a été accueilli au MCBA. Cette démarche a permis de faire en sorte que la découverte des lieux ne soit pas une simple visite mais un chemin d’accueil au fil duquel les participantes pouvaient reconnaître des éléments discutés au préalable, favorisant une meilleure familiarité. En se déplaçant dans les espaces du MCBA, nous remettions ainsi en lien des mots et des récits partagés (déjà inter-reliés) avec des images devenues réelles.
La première séance qui a pris place au MCBA a également mené à des activités pratiques. Le groupe a notamment investi l’espace du haut des escaliers de l’entrée du musée en réalisant des exercices rituels de braingym qui rythment habituellement leurs débuts de cours (série de mouvements stimulant l’activité d’apprentissage et la concentration). Ni l’espace du musée, ni les représentations qu’il peut véhiculer n’ont fait obstacle à ce moment où il fallait engager son corps dans l’espace.
Les premiers retours des participantes à propos de ce nouvel espace de rencontre et de travail témoignent de du sentiment de tranquillité éprouvé. Est par exemple entendue la phrase « on peut se laisser aller dans la tranquillité », évoquant les effets bénéfiques de mener certaines de nos rencontres dans le musée. Ces premiers échanges influenceront plus tard le choix des espaces pour nos rencontres : négocié collectivement à chaque fin de séance, se choix se portera en effet majoritairement sur le musée plutôt que les locaux de l’association par la suite.
La fin de la troisième séance est l’occasion de relancer les discussions autour de la production commune d’un objet culturel. Lorsque la question « Qu’est-ce que vous aimeriez faire au musée, avec le musée ? » est posée par l’une des deux médiatrices, le groupe semble déconcerté et peine à répondre, ce qui est compréhensible étant donné l’espace non délimité des possibles de création qui est ainsi ouvert. C’est à ce moment de la collaboration – et pour répondre à cette difficulté – qu’apparaît l’idée de l’outil qui servira tout le processus de la collaboration : le journal de bord mural 2 .
Ce journal mural répond à deux considérations essentielles à ce stade de la démarche : il permet de valoriser les efforts d’expression en langue française du groupe, en cristallisant en « mots » l’implication de chacune et il sert à travailler sur l’ « inédit possible » 3 , à définir l’objet culturel qui sera produit. Cet outil est intégré dès la séance suivante, qui se déroule au musée.
La quatrième rencontre est initiée par la présentation de cet outil. Ce dernier s’inspire des outils de visualisation freirien 4 et du bullet journal 5 . Il est installé dans la salle-atelier occupée par le projet au MCBA. Dès la fin de sa présentation, les médiatrices amènent la possibilité d’investir un espace mural semblable dans les locaux de l’association. Du temps ainsi qu’un espace seront libérés au sein même de leurs cours, En accord avec leur formatrice, un espace pour réaliser ce deuxième tableau sera choisi et du temps sera libéré pour que les participantes puissent y contribuer. Ce dialogue entre les deux journaux soutient l’autonomie des participantes dans ce temps de conception de l’objet culturel.
Il est ensuite proposé au groupe d’investir librement les espaces du musée afin d’y choisir, un, deux éléments auxquels chacune souhaiterait apposer un commentaire. La présentation de cette activité est peu encadrante, dans la mesure où le but est surtout de favoriser l’émergence d’idées ou d’envies pour la production commune finale. Utiliser un autre medium que ceux testés jusque-là semble être un moyen de faciliter ce processus et il est donc décidé que les commentaires prendront la forme d’enregistrements audio réalisés depuis les téléphones personnels des participantes et qu’ils seront ensuite partagés sur le groupe WhatsApp du projet. Cette démarche permet de contourner les obstacles communicationnels que peuvent présenter l’expression en une langue étrangère ou l’échange en collectif, en invitant les femmes à s’enregistrer elles-mêmes dans leur langue première. Elles commentent alors peintures ou sculptures mais aussi des marches des escaliers trop nombreuses ou des espaces spécifiques du musée. Des récits personnels à de l’imaginé, du rêvé, de l’interrogé, les thèmes tels que la mémoire, la peur, la violence, les valeurs, l’écologie, la religion émergent alors pendant le temps de partage, en français cette fois, à la fin de cette visite libre, autonome et créatrice.
Ce premier corpus de commentaires est traduit par l’association Appartenances, dans une volonté de les comprendre naturellement, mais aussi conserver des traces partageables de l’engagement des femmes, traces qui pourraient d’ailleurs être réutilisés dans le projet ultérieurement.
La cinquième rencontre se déroule dans les locaux de l’association et a pour but principal la création du journal de bord mural du groupe dans cet espace. Cet exercice engage le groupe dans une approche réflexive et critique du fait que se voit dressé sur l’espace mural un résumé du projet réalisé jusque-là. Stasa et moi constatons alors les défis soulevés par le niveau de maîtrise de la langue dans une discussion à un tel niveau meta. Malgré cet obstacle, nous parvenons collectivement à rendre visible le travail fait jusque-là. Le journal mural s’organise autour de trois pôles :
- les modalités d’expressions (la voix, en direct ou à travers un enregistrement, en français (langue d’apprentissage) et en commun ou dans la langue première d’expression et individuellement);
- les mots qui rassemblent les idées avancées;
- les associations (entre des images, des idées, des valeurs, des récits et des éléments présents dans le musée).
À l’issue de la discussion lors de cette séance, la volonté de conserver des voix pour la production finale se précise. Parallèlement, nous décidons que l’enregistrement audio est la bonne manière de transmettre ces voix.
La sixième séance se déroule au musée. Nous y décidons que notre projet final prendra la forme d’un audioguide, présenté par les comme « une voix » possible du musée. En cherchant attentivement à éviter les biais de reproduction que pourraient engendrer la présentation des audioguides existant, les médiatrices présentent plutôt les les caractéristiques techniques générales de l’objet et son potentiel pour transmettre des messages, faire circuler des voix et faire cohabiter plusieurs langues.
A partir de ce moment, le groupe demandera que toutes les séances suivantes prennent place au musée, dans la salle atelier et dans ses autres espaces. Les femmes du groupe entament dès lors un travail d’élaboration personnelle de leur apport au futur audioguide collectif. Les séances se construisent ainsi autour de déplacements libres dans les différentes salles du musée – où chacune réfléchit à son futur commentaire – et de moments de rédaction. Le choix de la langue de la contribution est libre et toutes souhaitent s’exprimer dans leur langue d’origine. Seule une participante choisit l’anglais pour langue d’expression, car elle est analphabète dans sa langue première et souhaite conserver une forme écrite du discours qu’elle construit.
Ces quatre séances sont faites d’aller-retours, de travail individuel ou collectif, de partage sur les commentaires élaborés. Certaines portent leur choix sur une même œuvre et s’intéressent au discours de l’une ou de l’autre. Une aide de la part des médiatrices, de leur formatrice ou de moi-même (nous nous répartissons dans les différents espaces du musée) est apportée lorsqu’elle est souhaitée. Cet accompagnement consiste pour certaines à préciser la proposition en discutant ou, pour d’autres, à améliorer la production écrite. Les médiatrices viennent interroger les participantes et engager des dialogues permettant l’évolution des commentaires au niveau du contenu, tandis qu’Alexandra et moi assistons le groupe en tant que formatrices de langue étrangère.
Le processus pour l’élaboration des commentaires audio se déroule selon les étapes suivantes :
- Le choix d’un élément du musée;
- l’élaboration en langue première d’un commentaire;
- la traduction du commentaire en français ;
- la lecture à voix haute du commentaire et de sa traduction.
Lors de cette phase d’élaboration, nous observons que tous les commentaires sont portés sur des œuvres exposées. Contrairement au premier exercice d’enregistrement réalisé, aucun commentaire ne porte sur un espace, ou sur un élément non objectivé tels que le ressenti, le rapport au musée, ou l’expérience du projet.
Une seconde observation de ce processus de création est que, pour toutes, le commentaire est construit au travers d’un passage à l’écrit. Sans que cela n’ait été recommandé, ce choix permet un travail plus approfondi de l’expression orale en offrant la possibilité de modifier ou d’augmenter le commentaire au fil des itérations. Il permet aussi de s’entraîner afin de réduire le stress lié à l’enregistrement.
Durant cette phase du projet, les femmes avancent à des rythmes variés. Lorsque la pause estivale arrive, une partie des participantes voit sa mesure de formation prendre fin tandis que cinq nouvelles personnes intègrent le groupe d’apprentissage. Cinq femmes arrivent ainsi à la fin de leur formation à Ostara et terminent simultanément leur participation au projet. Certaines d’entre elles expriment le souhait de partager leurs contributions afin de participer à l’audioguide. La transmission des informations liées au projet se fait entre pairs et cet exercice met en lumière les principaux défis de la collaboration : l’expression en une langue commune en cours d’apprentissage, la conscientisation de l’engagement dans la collaboration et les prérequis métacognitifs nécessaires à l’expression de cette dernière.
Les rythmes et stades de travail des femmes du groupe sont conséquemment de plus en plus diversifiés et l’organisation de la journée de vernissage se dessine comme une activité pour celles qui ont terminer en premier leur enregistrement.
La rencontre du groupe avec la personne chargée des enregistrements, journaliste de métier, se fait lors de la onzième séance. Florence propose aux femmes de l’accompagner à travers le musée en suivant les œuvres sélectionnées. Elle interroge le groupe sur ce qui les a motivées dans leurs choix et les réactions sont toutes inscrites dans un registre singulier et subjectif. De retour dans la salle d’atelier, la journaliste propose une série d’exercices pour s’échauffer la voix et travailler la diction. La suite de la séance, de même que la douzième et dernière séance, est faite des moments croisés d’entraînements à la lecture, d’enregistrements et d’échanges dédiés à l’organisation du vernissage.
Le vernissage a lieu le 12 novembre 2023. Les médiatrices, les participantes, la formatrice d’Ostara, la chercheuse, les employé·e·s du restaurant du musée installent les tables et y ajoutent leurs préparations culinaires puis les invité·e·s arrivent. L’on doit alors se concentrer pour distinguer les mots du directeur du MCBA des bruits de jeux des enfants. Après un discours empreint de reconnaissance et de réjouissance, Sandrine, Stasa, Rafika, et la directrice d’Ostara prennent la parole et font l’éloge de cette aventure partagée. Nous montons ensuite aux étages pour découvrir les commentaires que les femmes ont produits. Nous déambulons ainsi à la découverte de ce projet qui venait d’être présenté croisant des visages connus, accompagnés de leurs proches. Le musée n’est pas si silencieux ! Au moment de fermer les portes, ce sont des « à bientôt » qui en dernier s’entendent.
Les apports de la pédagogie critique développée par Paulo Freire
La réflexivité pédagogique, est nécessaire pour que les projets de médiation puissent s’inscrire dans un tournant éducationnel inclusif et émancipateur. L’appel et le réengagement de l’œuvre du pédagogue brésilien Paulo Freire sont, dans ce contexte, très pertinents.
La présence de Freire dans la collaboration de Lausanne est à trouver dans la pratique bien plus que dans les contenus des échanges. Sa biograhie, son travail et son rôle dans le projet ici mené ont été évoqués et présentés au début de la collaboration mais son œuvre « La pédagogie des opprimés » n’a elle pas été directement citée ou lue lors des séances, contrairement au projet mené à Genève avec le collectif La Trenza par exemple. Nous nous intéresserons ici aux éléments freiréens qui ont joué un rôle dans la mise en place de la structure qui a permis la collaboration à Lausanne.
Face à l’urgence à réduire la reproductibilité sociale entretenue par l’éducation et la culture, les réflexions de Freire sont une réelle source d’inspiration. La posture critique dialogique promue par Freire tend à redéfinir la nature des échanges pédagogique et à sortir l’acte de création des cadres qui lui sont facilement apposées.
La création –– dans l’approche critique en éducation – est un acte soutenu par une co-définition horizontale et imprévisible, acte dans lequel l’on évite toute formes d’autorité au sein du projet d’apprentissage. Dans le cadre du projet mené à Lausanne, le caractère imprévisible a dès le départ teinté les échanges et soulevé des questionnements. Il était pour toutes les actrices une nouveauté. Qu’il s’agisse des médiatrices, des femmes du groupe d’Ostara, de moi-même, nos habitudes étaient pour la plupart éloignées d’une approche dont l’issue se voulait entièrement ouverte.
Ce volet de la recherche s’inscrit dans un questionnement pédagogique spécifique de part le fait qu’il est à la croisée de différents relations éducatives ; le groupe de femmes apprenantes existe dans le cadre d’une formation établie, les médiatrices ont leurs propres parcours pédagogiques respectifs, je suis moi-même porteuse de pratiques pédagogiques dans mon métier de formatrice d’adultes et, naturellement, notre rencontre s’est inscrite dans le cadre d’un projet œuvrant au réengagement d’une approche pédagogie donnée, celle de Freire.
L’intérêt que représente l’approche freirienne dans le domaine de la médiation est aussi motivée par les théories de l’enseignement qui sous-tendent les différentes offres de médiation du MCBA et par la manière dont cette expérimentation pourraient faire évoluer ces offres.
Ce projet expérimental a permis une observation des approches éducatives sous-jacentes de nos différentes pratiques, comme des différents degrés de participation et d’engagement des participant·e·s au fil d’un projet.
Dans une perspective critique telle que défendue par Freire, l’éducation dialogique s’oppose à une éducation bancaire 6 où un contenu prédéfini et délivré de manière unilatérale. Cet enseignement bancaire suppose un sujet, narrateur, et un objet, auditeur et la narration pétrifie le contenu et invoque la réalité comme une chose arrêtée, statique et prévisible, hors de l’expérience existentielle des apprenant·e·s. Rejetant un rapport d’autorité dans l’échange de savoirs, et plaçant son attention moins sur la mise en aplace d’activité prédéfinies que sur la nature et la conscience des rapports aux contenus discutés, la posture critique de Freire s’articule autour d’un dialogue véritable, générateur d’inédits possibles 7 , eux-mêmes moteurs du processus d’apprentissage.
Dans la réalité de notre projet, le souhait d’incarner une posture dialogique a très vite menée à une réflexion sur le risque de contradiction à vouloir produire de l’égalité à partir d’une position d’autorité (muséale). L’explicitation des intérêts des participantes à prendre part à cette collaboration a donc initialement été nécessaire. En effet, pour installation un rapport horizontal dans la co-définition de la collaboration même et de la production culturelle qui en résulterait, il a fallu d’abord clarifier les rôles de chacun·e et de l’intérêt que chaque partie retirerait du projet, dans le but d’éviter une forme d’instrumentalisation comme la réduction du projet à un gain de plus-value symbolique pour le musée. Lors de ces échanges, la nécessité d’utiliser le projet pour apprendre le français, et plus précisement pour apprendre à s’exprimer mieux dans cette langue, a été évoqué par les participantes. La mise en mots a ainsi été un aspect important de ce volet de la recherche – rejoignant de manière directe les travaux de Freire. L’expression a ainsi occupé une place centrale dans les compétences explorées et développées par notre projet. D’une part, l’expression en français a servi le processus d’apprentissage et d’intégration. D’autre part, l’étape d’expression en langue première a transformé les rôles des participantes et naturellement servi à un processus d’émancipation.
Un autre élément inspiré de Freire s’est inscrit dans la valorisation et la conservation de traces verbales, témoignant tant du développement du projet que des progrès en langue étrangère française. En effet, l’outil de visualisation présenté plus haut, le « journal mural » (inspiré des dispositifs visuels utilisés par Paulo Freire) est venu soutenir l’organisation de la collaboration. Ce mur présentait initialement dans l’espace de travail au musée les actrices de la rencontre, les médiatrices, le groupe et la chercheuse. Y figurait également une présentation de Freire, dont le travail et le parcours ont été évoqués. Dans un second temps, un outil similaire s’est développé dans les locaux de l’association. Ce dialogue différé dans l’espace et le temps avait pour visée une autonomie du groupe dans une phase de réflexion et de conception de l’objet culturel à venir.
Cet objet de travail évolutif a été le témoin des directions possibles de la collaboration et l’outil précieux d’un travail réflexif sur le projet. Ce travail réflexif s’est en effet avéré être un défi compte tenu de la langue commune en cours d’apprentissage. L’approche et les échanges méta en collectif étaient complexes pour la plupart des membres du groupe avec leurs moyens d’expressions actuels en français. Aussi, cet outil servait simultanément la progression en français langue étrangère pour toutes les participantes du fait qu’il exprimait notre travail visiblement et en mots, formant un lexique commun et progressif, à l’image du projet.
Ce dernier point met à nouveau en lumière une similitude entre les enjeux de notre collaboration et les travaux de Freire. Ses travaux portaient sur l’alphabétisation de populations adultes rurales. L’analphabétisme n’était – et ne demeure pas – autre chose que le résultat d’une érosion lente des droits à l’expression. L’expression du groupe de femmes apprenantes est en construction, dans sa forme tant orale qu’écrite, et dans un contexte de pays d’émigration francophone. C’est dans l’expression elle-même que s’est cristallisée l’objet culturel final. Notre projet, comme la démarche d’alphabétisation de Paulo Freire, suppose que les participant·e·s soient sollicité·e·s à s’exprimer sur la base de leur expérience propre, en tant qu’auteurices de leur vie.
Cette expression permet d’approfondir la connaissance de leur « univers linguistique de base » 8 . C’est au cours de dialogues plus ou moins familiers que s’est construit un inventaire faisant état non seulement des mots les plus chargés de sens pour le groupe mais aussi du contexte social vécu par chacune, qui lie croyances, aspirations, déceptions et espoirs. Dans le cas des campagnes d’alphabétisation de Freire, des « mots générateurs » 9 sont choisis et retenus pour leur richesse phonétique mais aussi pour leur force d’évocation, de revendications ou intérêts sociaux. Il en va de même dans notre projet et c’est sur la base des mots issus du dialogue qu’émergent les thèmes générateurs. Afin de permettre l’émergence de ces thèmes générateurs, différentes modalités d’expressions ont été explorées : dialogue, échange d’images, associations entre récits et visuels, partage d’enregistrements audio sur le groupe d’échange de la collaboration (WhatsApp), discussion autour de valeurs communes, etc. A partir de là, nous avons entamé un temps de codification/décodification de cet univers thématique. Il s’agissait de mettre sous forme visuelle les thèmes qui serviraient de supports pour les discussions du groupe et le journal de bord mural a joué ce rôle de visualisation des mots et thèmes générateurs. Ce journal de bord a cependant nourri plus qu’une phase de codification/décodification : les discussions portaient aussi sur la collaboration même et la direction que prendrait la conception de l’objet culturel final. En ce sens, cet outil a servi à la fois une approche générative inspirée des expériences de Freire et la programmation même du projet.
La production culturelle : un audioguide
Lors de cette collaboration, la sélection de mots et l’expression verbale libre (qui faisaient écho à l’approche de Freire) ont permis de cerner les intérêts du groupe. Des thèmes ont émergé sous des formes variée et un partage d’expériences singulières a été facilité. L’inédit possible de ce volet de la recherche aura été d’inscrire, dans un espace tel que le musée, non familier et dont le capital symbolique est élevé, sa voix et son récit de façon pérenne, comme je l’expliquerai ci-dessous.
Faire entendre ces voix répond à l’un des principaux défis de la pédagogie critique, celui de la lutte contre la « culture du silence » 10 . Pour Freire, ce silence est causé par une oppression à laquelle des groupes socialement discriminés sont réduits. Cette culture du silence s’appuie particulièrement sur les images négatives d’elles-mêmes que les personnes ont intériorisées. Conséquemment, un groupe renoncera souvent à prendre la parole, jugeant ne pas avoir quelque chose de suffisamment pertinent ou intéressant à dire et manquant d’outils ou de concepts pour exprimer sa pensée de manière adéquate et pour faire part de sa situation.
Les commentaires produits dans le cadre de notre collaboration auront répondu à cette culture du silence. Ils auront également été mis au service tant de l’émancipation (en rendant possible des formes d’auto-représentation), que de l’alphabétisation visuelle. Les femmes ont en effet, sur la base d’informations tirées des œuvres, élaboré leurs commentaires. Les informations utilisées ont quant à elles été singulièrement perçues par chacune et récoltées dans des œuvres, elles aussi, librement sélectionnées.
Finalement, la production des commentaires audio a posé la question de l’esthétique dans un projet situé entre l’art et l’éducation. Les commentaires audio en langues premières et en français, lus par chacune des femmes, seront visibles au sein du musée. Dans chaque guide de visite distribué à l’accueil, figurera un texte de présentation du projet ainsi qu’un code QR permettant d’accéder aux commentaires (on peut également écouter les commentaires sur le site Internet du MCBA 11 . Au cours de ce processus de visibilisation de l’objet culturel dans un espace symbolique fort se confrontent des positions différentes – pour l’institution et les participantes – quant aux questions esthétiques, à l’exigence de qualité ou aux enjeux d’autoreprésentation.
Les neuf femmes participantes auront commenté dix œuvres de la collection permanente du MCBA. Au premier étage, entre les peintures religieuses, les paysages, et portraits, entre des œuvres du XIIème au XVIIIème siècle, on peut entendre les voix de Maliha, Hafsa, Rafika, Namgyla, Henriette, Enan et Valone. Un étage au-dessus et quelques années plus tard dans l’histoire de l’art, Lorena, Nino et Hafsa réagissent aux œuvres de Dieter Roth et d’Olivier Mosset.
Maliha commente en dari « Le jugement de Salomon » de Luca Giordano (1670-1685). Elle évoque la guerre, à partir des intentions qu’elle interprète chez les personnages représentés. Elle partage son souhait que cessent enfin les guerres qui ravagent les peuples du monde.
Hafsa commente en somali l’œuvre de Jacques Sablet, « Portrait de famille avec la Basilique de Maxence » (1791). Elle décrit la famille et imagine les liens qui existent entre les différentes personnes représentées. Cette image l’amène à partager l’histoire de sa propre famille nucléaire et plus encore celle de son père. Elle parle de la manière dont les naissances des filles sont représentées dans sa culture et termine son commentaire sur l’espoir qu’elle place en une évolution des familles, une évolution à même de mettre fin aux souffrances que peuvent vivre les enfants.
Rafika commente en arabe « Le lac de Brienz » d’Alexandre Calame (1843). Ce paysage évoque pour elle la valeur de la vie, la lumière qui s’offre à nous chaque jour. La nature est pour elle le remède de chacune et chacun. Elle appelle à un émerveillement conscient envers la nature, la lumière, la nuit et soleil.
Namgyal commente en tibétain « Taureau dans les Alpes » d’Eugène Burnand (1884). Les paysages alpins suisses du tableau lui évoquent les sommets du Tibet. Le taureau, quant à lui, la renvoie aux yaks et aux dis (femelles). Chaque matin, ces animaux sont emmenés en haut des montagnes. Elle explique la relation à ces bêtes, ainsi que les nombreux usages des denrées qu’elles permettent de produire.
Henriette commente en lingala « Jeune femme au piano ou Portrait de Mlle Maguie D. » de Charles Giron (1880). Elle exprime la valeur qu’a la musique dans sa vie et la force qu’elle lui a apportée et qui continue de l’accompagner dans un monde fait de problèmes, qui jamais ne prendront fin.
Enan commente en arabe « Le secrétaire de commune » d’Albert Anker (1875). Cet homme qui écrit l’amène à relever l’importance de l’écrit pour elle. L’écriture permet de conserver les traces du passé et du présent, les souvenirs et les idées qui nous habitent aujourd’hui. Elle sert aussi l’imagination et la fuite. L’écriture est l’une des épices de la vie.
Valone commente en albanais « La vigneronne de Montreux » de Gustave Courbet (1874), qu’elle a eu la sensation de reconnaître. Elle a vu dans ce tableau sa mère qui travaillait sous le soleil brûlant dans les vignes, durant de longues années de sacrifice. Elle la décrit aujourd’hui, calme et assise dans son jardin, le visage parcouru par une larme, fière en dégustant l’une de ces grappes de raisins.
Lorena commente en espagnol « Alter Arbeitstisch aus der Hammerstrasse » de Dieter Roth (1990-1991). Cette œuvre lui évoque les catastrophes environnementales actuelles. Elle s’exprime sur l’éducation à la responsabilité écologique, qu’elle a reçu de ses parents et qu’elle transmet aujourd’hui à ses enfants.
Nino commente en géorgien « Alter Arbeitstisch aus der Hammerstrasse » de Dieter Roth (1990-1991). Elle s’est intéressée à cette œuvre car elle a provoqué en elle une réflexion sur les différentes postures possibles envers la vie et l’environnement. Elle voit dans ce tableau un message de protestation contre la négligence individuelle envers l’environnement proche de toustes et, plus globalement, envers la planète.
Elle présente également « Suite bergamasque de Debussy » de Charles Blanc-Gatti.
Hafsa commente en somali « Sans titre » d’Olivier Mosset (1982). Elle décrit ce que cette œuvre est aujourd’hui pour elle. Une relation qu’elle ne peut expliquer est née avec ce monochrome grand, propre, merveilleux et calme. Elle y trouve du repos et y voit apparaître des souvenirs. Pour parler de l’effet ressenti le jour où elle a découvert le tableau, c’est le mot obsession qu’elle utilise.
Rôles et effets : les participantes au projet
Dans les lignes qui suivent, je présente les retours des différentes participantes sur le projet, en me basant sur des entretiens que j’ai mené pendant le projet et à la fin de celui-ci.
De manière générale, les femmes ont témoigné avoir trouvé beaucoup d’intérêts et de satisfactions dans leur participation. Elles ont « en fait, trop aimé » s’exprimer, découvrir le musée, et à l’intérieur de celui-ci des éléments « étrangers, intrigants ». Elle ont tout aimé, « sauf les escaliers, trop nombreux ».
Dans les temps de partage privilégiés des entretiens, elles sont revenu sur leurs interprétations des tableaux, voire de pièces entières du musée. Elle m’ont dit avoir trouver dans le musée de nombreux échos à leur parcours de vie.
Plusieurs participantes m’ont partagé un regret quant au temps trop court de certaines séquences, particulièrement l’observation des œuvres auxquelles elles allaient réagir.
Toutes les participantes m’ont témoigné de leur grande joie d’avoir pu produire les commentaires et les rendre publics. Les faire entendre à des proches a été particulièrement important.
L’audioguide en tant que tel est aussi apprécié en ce qu’il rassemble toutes les femmes du groupe dans une polyphonie de langues. Elles ont néanmoins rapidement souligné que « c’était bien plus que ça », que l’audioguide n’était à leurs yeux que l’un des aspects de la collaboration, et que la valeur du cadre d’échange installé tout du long de la collaboration pour que chacune puisse « apporter ses idées » était plus grande encore.
La plupart des participantes souhaitaient continuer sous une forme ou une autre leur collaboration avec le musée. L’institution a répondu à cette demande en proposant des ateliers au musée et en intégrant certaines participantes au groupe de Passeuses et Passeurs de culture, une offre de médiation du MCBA que je présenterait brièvement ci-dessous. Par ailleurs une collaboration entre Ostara et le MCBA est maintenue.
La formatrice d’Ostara, Alexandra, a tout du long du projet apporté une aide précieuse de par la proximité qu’elle avait avec chacune des femmes participantes. Au début du projet, elle avait des doutes quant à l’adhésion possible des femmes au projet. Il est intéressant de les présenter ici, pour montrer les défis que le projet « Une œuvre, mon histoire » a su relever. Une première interrogation concernait la dimension imprévisible proposée par notre collaboration et la manière dont les participantes se représentaient l’apprentissage. Elle s’attendait à devoir convaincre les femmes que leur engagement dans un format d’apprentissage éloigné de ceux auxquels elles sont habituer serait bénéfique pour elles. Le risque résidait dans l’incompréhension possible des objectifs de la collaboration et conséquemment, dans une non-adhésion et un désengagement. À ce premier défi, s’ajoutait l’idée de travailler dans un musée. Aucune des participantes n’avait visité le MCBA avant la collaboration et Alexandra pensait que le musée – plus qu’un espace où elle ne se sentiraient pas légitimes – pourrait représenter pour certaines des femmes un espace de loisir, loisirs auxquels elles ne souvent pas droit dans leurs quotidien. Alexandra soulignait aussi les différences de niveaux d’engagement que l’on risquait d’observer en fonction de l’aisance d’expression en français (et en effet, le deuxième groupe ayant rejoint le projet en cours durant l’été – qui avait un bon niveau en expression et compréhension orales – s’est très vite investi et a manifesté un fort intérêt à collaborer).
Concernant les deux médiatrices du MCBA, Sandrine et Stasa, il est important de considérer le contexte de leurs pratiques, dans lequel s’est inséré le projet RPO. Elles ont toutes deux déjà mené des formats de médiation orientés vers des publics variés et mêlent les champs artistique et social. Sandrine et Stasa, respectivement responsable du secteur médiation et médiatrice, sont entre autres engagées au sein d’un programme de médiation culturelle participative et intergénérationnelle initié en 2014 au MCBA. Ce programme, nommé Passeuses et Passeurs de culture, dont je parlais ci-dessus, propose à des passeuses et passeurs bénévoles formées au préalable de faire découvrir de manière informelle des expositions du MCBA à leur entourage. Ce format traduit une volonté d’atteindre un degré de participation plus élevé dans l’institution, en s’ouvrant à des publics variés et en considérant leurs parcours spécifiques.
Les médiatrices ont souligné le défi que constitue le travail avec un groupe de personnes non francophones et n’ayant pas d’expérience du musée mais est ont montré que cela est parfaitement possible. Dans ce contexte, elles ont cependant relevé une fragilité dans le pouvoir d’agir, plus particulièrement au début du projet. L’absence d’une réelle langue commune était en effet une difficulté supplémentaire pour initier la collaboration, en particulier dans le cadre d’un projet où l’on recherche une réflexion à un niveau meta et où la dimension imprévisible fait appel à des compétences de projections. En imaginant développer à nouveau un format similaire elles se demandent si certains aspects de la co-gestion ne devraient pas être repensés, pour alléger certains paramètres (travailler dans un langue commune mieux maîtrisée, préciser certains repères temporels, inclure une contrainte quant à la production finale…).
Sandrine et Stasa ont partagé avoir été – au fil de la collaboration – confortées dans certaines de leurs pratiques et bousculées dans d’autres. Le champ des perspectives de la médiation s’est vu agrandi dans l’expérience du projet et a permis une réflexion approfondie quant aux degrés de participation et au risque d’instrumentalisation dans le cadre de projets de collaboration avec des “groupes cibles”, en particulier des personnes racisées et/ou ayant une expérience de la migration.
« Une œuvre, mon histoire » aura indéniablement représenté un projet dont le degré de participation dépassait celui des formats usuels pratiqués au MCBA. Ce projet a été pour les médiatrices une occasion réelle de développer une posture réflexive. Accompagné de « l’étiquette » de recherche, ce projet de médiation s’est voulu être un « laboratoire » et était ainsi libéré de certaines attentes institutionnelles habituelles. Ce temps « libéré » a permis une formation mutuelle riche entre les deux médiatrices et moi-même. Une véritable co-construction multidisciplinaire a été réalisée, dans une logique de recherche-action participative.
Le temps du projet est enfin un axe déterminant dans les réflexions menées. Le temps, long, était celui nécessaire à la co-définition du projet, à la recherche d’une direction, au dialogue, à l’expression dans une langue en cours d’apprentissage, à l’écoute sincère. Les réflexions menées par l’équipe autour de cette question ont été déterminantes et permettront à n’en pas douter de repenser certains formats dans le futur : dans un tel projet de médiation “générative” – à l’intersection entre culture, social et pédagogie critique – des temporalités différentes se croisent. Le temps de l’institution muséale n’est pas le même que le temps nécessaire à un format de médiation inclusif, participatif, et dont les résultats sont indéfinis. Il n’est pas le même non plus que celui d’une action sociale ou d’un travail pédagogique.
Du point de vue du musée, les fonctions 12 que ce projet a investies en termes de médiation sont plurielles. Le projet RPO aura à la fois eu une dimension reproductive, dans un sens où le musée, ne serait-ce que temporairement, a accueilli de nouvelles usagères. Il a également rempli une fonction transformative, en ce qu’il a développé des activités qui allaient au-delà des formats habituels de la médiation, en termes de co-gestion notamment. Néanmoins, c’est avant tout une fonction déconstructiviste que ce projet a mis en œuvre. Cette fonction déconstructiviste s’inscrit dans un questionnement sur le ciblage implicite ou explicite du public effectué par le musée et sur la présence au musée de personnes auxquelles le racisme quotidien et structurel peuvent compliquer l’accès à des ressources culturelles ou sociétales. Avec « Une œuvre, mon histoire », de nouvelles pistes pour rendre un telle présence visible de manière pérenne dans l’espace muséal sont explorées.
- Voir le site Internet de l’association (Ostara, 2023). ↩
- L’utilisation et l’évolution de cet outil est présentée dans la partie “outils de réengagement”. ↩
- Selon Freire (2021:136), les êtres humains se retrouvent limités dans leur aptitude à percevoir au-delà des « situations limites ». (…) « L’inédit possible » se concrétise dans un « action à effectuer », dont la possibilité n’était pas perçue avant l’action pédagogique menée. La notion d’ « inédit possible » que propose Freire peut être comprise comme une ressource issue de l’imagination, une possibilité de dépassement permettant à tou·te·x·s de se projeter dans le futur à travers un processus critique de déconstruction de leur présent. De par son caractère transformateur, l’ « inédit possible » s'oppose aux modèles traditionnels tels que celui d’une pratique « bancaire » de l’éducation, où le monde est pensé de manière unilatérale, limitant espoir et création. ↩
- La représentation visuelle chez Freire intervient lors de l’étape de « codage ». La codification est une manière de recueillir des informations afin de construire une image (codifier) à partir de situations vécues au quotidien par les personnes impliquées dans le processus pédagogique. La codification peut être simple ou composée. Simple, elle peut utiliser le canal visuel (pictural ou graphique), le canal tactile ou le canal auditif. Composée, elle fera intervenir une simultanéité de canaux. ↩
- Un bullet journal est une méthode d’organisation personnelle analogique qui permet de présener différentes tâches plus librement que dans une logique linéaire : listes, calendriers, rappels, brainstormings. Dans notre utilisation, il a été le support des moments d’échanges et de brainstorming, ainsi qu’un moyen d’ancrer visuellement la collaboration dans un temps long. ↩
- Freire présente cette notion dans le deuxième chapitre « La conception « bancaire » de l’éducation comme instrument de l’oppression. Ses présupposés, sa critique ». Cette forme éducative suit une logique verticale et imite le monde, en son état et avec ses structures oppressives en éduquant par l’adaptation à ce dernier les apprenant·e·s. Freire oppose ainsi l’éducation bancaire à l’éducation dialogique : Dans la pratique « bancaire » de l’éducation, anti-dialogique par essence, donc non communicative, l’éducateur dépose chez l’élève le contenu du programme éducatif, qu’il élabore lui-même ou qu’on élabore pour lui, alors que dans la pratique problématisatrice, dialogique par excellence, ce contenu, qui n’est jamais « déposé », s’organise et se constitue selon la vision du monde des élèves, qui renferme leurs thèmes générateurs. Ibid.:129. ↩
- Selon Freire, les êtres humains se retrouvent limités dans leur aptitude à percevoir au-delà des « situations limites ». (…) « L’inédit possible » se concrétise dans un « action à effectuer », dont la possibilité n’était pas perçue avant. Ibid.:136. La notion d’inédit possible que propose Freire peut être comprise comme une ressource issue de l’imagination, une possibilité de dépassement permettant aux femmes et aux hommes de se projeter dans le futur à travers un processus critique de déconstruction de leur présent. De par son caractère transformateur, l’inédit possible s'oppose aux modèles traditionnels tels que celui d’une pratique bancaire de l’éducation, où le monde est pensé de manière unilatérale et figé, limitant espoir et création. ↩
- La notion d’ « univers thématique » est utilisé pour décrire les phases initiales de recherche de contenu des programmes d’une éducation dialogique telle que défendue par le pédagogue. Il appelle « univers thématique » l’ensemble des thèmes significatifs en interaction ; pour les femmes et les hommes apprenant·e·s, leur pensée-langage se rapportant à la réalité, leurs niveaux de perception de cette réalité, leur vision du monde, qui contiennent leurs « thèmes générateurs ». Ibid.:106. Le concept de « thème générateur » est central dans la pédagogie freirienne. Il est exposé dans le troisième chapitre de La pédagogie des opprimés (Ibid.). Un thème est générateur en ce qu’il comporte un sens social, une résonnance, une influence et un impact, psychologique, émotionnel ou affectif chez l’apprenant·e, à même de la ou le mobiliser en faisant écho à la réalité qu’elle ou il vit. ↩
- Les mots générateurs sont appelés ainsi parce qu'ils favorisent le dialogue et la re-signification du monde de celleux qui dialoguent en les utilisant. Utilisés dans la méthode d’alphabétisation de Freire, ils servent à extraire d'autres mots, explorant différentes caractéristiques phonétiques, jusqu'à obtenir une grande variété de mots avec différentes charges sémantiques significatives, ce qui permet alors de réfléchir, d'agir et d'apprendre dans une relation dialogique. ↩
- Pour Paulo Freire, la culture du silence est produite par l’impossibilité d’expression vécue par les femmes et les hommes, l’impossibilité de se manifester en tant que sujets de la « praxis » et que citoyen·ne·s politiques. Elle est le résultat d’actions politiques culturelles des classes dominantes, produisant des sujets silencieux car dans l’impossibilité d’exprimer leurs pensées et d’affirmer leurs réalités et dont le droit à l’action est donc nié. « Le thème du silence » suggère une structure qui constitue le mutisme - des femmes et des hommes -devant la force écrasante de « situations limites », face auxquelles l’évidence est de s’adapter. Ibid.:122. ↩
- https://www.mcba.ch/une-oeuvre-mon-histoire/ ↩
- Les fonctions nommées sont issues de la publication Mörsch, C. (2020). Le temps de la médiation. Haute école des arts de Zürich, Institute for Art education. ↩
BIBLIOGRAPHIE
Freire, P. (2021) [1974]. La Pédagogie des opprimés. Paris : Agone.
Mörsch, Carmen (2009a). At Crossroads of Four Discourses. documenta 12 Gallery Education in Between Affirmation, Reproduction, Deconstruction, and Transformation. In C. Mörsch (ed.) KUNSTVERMITTLUNG 2 Arbeit mit dem Publikum, Öffnung der Institution. Formate und Methoden der Kunstvermittlung auf der documenta 12. Berlin: diaphanes. pp.9–31.
Ostara (2023). Site Internet de l’association. https://associationostara.ch (dernière visite : 2.8.2023).