RÉINVENTER LA PÉDAGOGIE DES OPPRIMÉ·E·X·S POUR FAVORISER LA PARTICIPATION CULTURELLE DANS LES INSTITUTIONS D’ART CONTEMPORAIN EN SUISSE ROMANDE (RPO) – CONCLUSION ET OUVERTURES
Le projet cherchait de nouvelles manières – en réinventant des éléments de la Pédagogie des opprimés (Freire, 1974) – de favoriser des formes plus inclusives de participation culturelle dans les institutions d’art contemporain en Suisse romande.
En se plaçant dans une perspective de recherche action participative (Thiollent, 2011), les actions menées ont tout d’abord produit un effet très concret et immédiat puisque quatre groupes de non-spécialistes ont été impliqués sur un temps long dans des projets qui ont chacun donné lieu à une production culturelle et à un partage public de celle-ci lors d’une projection, d’une performance, d’un événement ou d’une exposition (tous ces formats étant pleinement intégrés dans la programmation des institutions partenaires).
La logique générative inspirée des expériences pédagogiques de Paulo Freire a permis aux groupes impliqués d’être réellement co-créateurs·ice·x·s des projets, en définissant les sujets à traiter, sans calendrier pre-défini, format ou thème imposés. Ces projets remettent en cause de l’autorité unique des curateur·ice··x·s , des directeur·ice·x·s d’institutions (ou même des médiateur·ice·s même si celleux-ci sont moins souvent appelé·e·s à produire des contenus qui seront exposés) dans la production culturelle. Par là même les rôles que le musée ou le centre d’art peut jouer – en dehors de ses missions de conservation et de diffusion – s’en trouvent discutés et ces institutions perçues par les particiant·e·x·s comme de possibles espaces de partage autogérés de savoirs et d’expériences, de production de récits, d’enquête et de caisse de résonnance pour des luttes politiques.
Le suivi des projets par les médiatrices, en dialogue constant – selon les modalités variées décrites dans chacun des textes – avec les chercheur·euse·s ont permis de faire évoluer de manière directe des modes de faire (planning en constante évolution, travail hors des cadres de l’institution, échanges multilingues, réflexions meta sur l’institution et son rôle dans la société plutôt que focus sur une exposition ou un objet en particulier…). La lecture collective de texte de Paulo Freire et l’échange avec des expert·e·s lors des journées d’études a permis de penser et d’accompagner ces changements de pratiques et de perspectives auprès des professionnel·le·x·s de la médiation.
Les interviews réalisées en cours de projet avec les médiatrices et les participant·e·x·s ont montré l’intérêt de toutes les parties prenantes pour ce type de projet expérimental et la volonté de poursuivre, de différentes manières, le travail engagé ici.
Au Centre d’Art Contemporain, l’arrivée d’une nouvelle responsable de la médiation a permis au projet de bénéficier d’une visibilité particulière au sein de l’institution. Le film a fait l’objet d’un vernissage public (même s’il a été peu communiqué, résultant en un format assez intimiste) et est diffusé sur la plateforme virtuelle du Centre d’art contemporain de façon pérenne.
De plus, il y a une “rencontre” entre les ambitions portées par le projet et celles du département de la médiation (car le projet reste associé à ce cadre, ce qui n’est en soi pas un problème). Se pose sans doute dans un processus de reproduction/pérennisation d’une telle démarche sous la forme d’une “École de l’Image en Mouvement” la question des moyens. Ainsi, ce film a tout de même nécessité des moyens logistiques et financiers importants, notamment pour engager des personnes ayant les compétences nécessaires en réalisation et montage. Le Centre d’Art Contemporain pourrait-il réaffecter des fonds à son département de médiation pour montrer par ce biais l’importance que l’institution attache à son lien avec la Cité et ses citoyen·ne·x·s ? Cette question reste ouverte et ne présagent pas nécessairement de la qualité des futures productions de l’“École de l’Image en Mouvement” mais un clair soutien démontrerait la volonté d’engagement de l’institution envers une médiation plus dialogique et s’inscrivant dans des formats laissant plus de place à l’expérimentation, y compris formelle. Il est en tout cas enthousiasmant de constater cette inscription dans le programme de l’institution et de voir le lien avec les classes d’accueil perdurer, puisque c’est selon cette modalité que la collaboration se poursuit.
Au Centre d’art Pasquart, des échanges réguliers ont pris place avec la responsable de la médiation culturelle, Lauranne, mais une discussion avec la direction n’a eu lieu qu’à la toute fin du processus. Le projet est ainsi resté clairement inscrit dans les activités de médiation tout au long de son développement. Un changement important est survenu au moment du rendu public du projet, qui coïncidait avec l’arrivé de Paul comme nouveau directeur. Non seulement le travail a été discuté directement entre lui, Anna-Lena et Olivier (en l’absence des participant·e·s qui étaient invité·e·s mais pas disponibles) mais ce dernier a aussi décidé d’accorder au projet une grande visibilité (présentation dans l’espace d’entrée du centre d’art, vernissage en même temps que l’exposition la plus visitée de l’année, mention dans son premier discours public). Après discussion, le projet a été annoncé (et archivé comme tel) comme un projet d’exposition et non de médiation culturelle. Cette distinction est essentielle car elle valide le travail réalisé par les participant·e·s comme un contenu culturel à part entière. Il ne s’agit donc plus ici d’accompagner un public dans sa lecture ou de proposer un “commentaire” sur une exposition mais bien de proposer à des non-spécialistes de co-créer leur propre discours et de le rendre public. En cela, U-Bunt-U salon pourrait inspirer de nouvelles formes de co-création valorisées publiquement. L’approche générative du projet a intéressé Anna-Lena et elle pourrait l’utiliser dans de futurs projets, participant à inscrire sur un temps plus long des outils freiriens dans le service de médiation de l’institution.
Au MAMCO, l’équipe de médiation pourrait poursuivre une recherche d’interstices pour intervenir avec des non-spécialistes au sein de la programmation plus fréquemment, en particulier en accentuant une ouverture déjà existante du service des publics auprès de différents groupes de la société civile. Une telle approche permettrait de décloisonner activités de médiation et expositions et de dépasser l’idée d’une “transmission“ au public (voire à ce que l’on qualifie souvent de “non-publics”) en développant de nouvelles manières d’impliquer des groupes variés dans la production culturelle.
Dans le cadre du projet mené au MCBA, la rencontre du groupe de femmes participantes avec le musée a permis la naissance de liens et collaborations nouvelles. Les participantes, qui découvraient le musée, ont construit au fil du projet une relation avec celui-ci, qui est devenu un espace ressource. À la suite du projet, certaines d’entre-elles sont devenues Passeuses de culture et continuent à entretenir une collaboration avec l’institution.
La production issue de la collaboration a reçu une visibilité et une valorisation particulière (notamment grâce à la pérennisation de l’accès au contenu sonore produit 1 au sein du musée. La collaboration a ainsi pu s’inscrire dans un espace symbolique fort, en ayant fait s’accorder les exigences de qualité ou d’esthétique et les intérêts différents en matière de représentation, entre l’institution culturelle et le groupe de participant·e·x·s.
Malgré cet intérêt, se pose du côté des médiatrices et plus généralement des institutions la question de la pérennisation et/ou de la multiplication de ce type de projets co-créés sur le long terme, génératifs, ouverts dans leur forme finale et présentés publiquement comme part de la programmation des musées ou centres d’art. De tels projets, même s’ils sont désirés, peuvent-ils prendre place dans les institutions telles qu’elles sont structurées aujourd’hui en dehors des formats expérimentaux et financés de manière exogène telles que ceux présentés ici ?
Comme mentionné plus haut, le financement et de la place accordée est fragile dans le contexte du Centre d’Art Contemporain. Il est cependant questionnable, dans le cas d’un projet impliquant une classe et émergeant clairement du service de médiation, d’attendre que le projet soit perçu pleinement comme une “production artistique“. Si de tels projets pourraient nourrir un basculement vers une autre forme de gouvernance et de mission institutionnelles, il est difficilement possible de le faire en dehors d’une volonté assumée des politiques culturelles, au minimum localement. La transformation de l’institution est en effet, aujourd’hui, dans les mains de la personne qui la dirige et dont l’intérêt direct est de conserver un fonctionnement vertical qui la valorise. Ces enjeux de reconnaissance institutionnelle sont assez éloignés des ambitions freiriennes. Si l’on revient à la dimension d’autonomisation et de conscientisation, la démarche tient ses promesses : les jeunes ont pu vivre une expérience culturelle dans laquelle iels ont pu se familiariser avec des institutions jusqu’alors vu comme excluantes (Centre d’Art Contemporain mais aussi HEAD – Genève).
Pour le Centre d’art Pasquart, la limite de la démarche vient peut-être du fait que paradoxalement, si la nouveauté principale qu’a permis le projet a été de co-créer avec des non-spécialistes un contenu mis en valeur comme une exposition et non un projet de médiation, c’est justement par le biais du service de médiation qu’il a été développé. Dès lors, pour multiplier ce type de démarches et faire en sorte que le service de médiation ne reste pas le seul lieu où des expérimentation collaboratives peuvent être menées, on peut supposer qu’il faudrait opérer un certain nombres de transformations structurelles : décloisonnement entre commissariat d’exposition et médiation culturelle, attribution de budgets importants pour le développement de projets expérimentaux génératifs (donc dont les résultats sont incertains), formation de membres de l’équipe à des outils issus des pratiques artistiques collaboratives/socialement engagées (elles-mêmes inspirées largement des pédagogies critiques initiées par Freire) et/ou invitations de personnes extérieures pour développer de tels projets.
Au MAMCO, si de tels projets été menés strictement en interne, on peut penser qu’une affirmation plus claire de la dimension curatoriale d’un tel projet serait nécessaire pour permettre une collaboration (là encore décloisonnée) entre médiateurices et commissaires d’exposition afin de pouvoir véritablement inscrire la production d’une co-production dans le programme du musée. Il faut noter également que la dimension de réflexivité et de déconstruction politique nécessaire pour mener un tel projet demande un engagement sur une temps long qu’il peut être difficile de demander dans le cadre d’un emploi où les autres tâches sont nombreuses.
Si la poursuite de la collaboration entre le service de médiation du MCBA et l’association Ostara est à placer dans les transformations positives, elle soulève néanmoins des questions. De par la multiplication des activités, la dimension générative, freirienne, est réduite, pour des raisons de temps et de financement. Le projet en cours vise à offrir une participation à un format que l’expérience du projet de Réinventer la Pédagogie des opprimé·e·x·s aura permis de définir et d’expérimenter, à savoir la production d’un corpus de commentaires audio. Il n’est donc plus question ici d’un processus de co-définition sur le long terme mais de la reproduction d’un format existant. Aussi, il est questionnable que la collaboration née au sein du projet de recherche demeure limitée à la même association, à cet égard privilégiée par rapport à d’autres groupes possibles de participant·e·s.
Au-delà des événements publics et de la communication autour de ceux-ci, le développement d’une plateforme internet regroupant les descriptions des projets, un film présentant l’ensemble de la démarche ainsi que des outils de réengagement à destination en particulier des médiateur·ice·x·s, enseignant·e·x·s ou éducateur·ice·x·s permet la diffusion du projet à un cercle plus large, dans l’idée de chercher à la fois un effet multiplicateur et d’ouvrir un espace pour échanger entre personnes menant de tels projets ou y participant.
Si l’on considère que développer ce type de projets peut être un moyen efficace de rendre les institutions d’art contemporaines moins élitiste et d’en faire des lieux citoyens, nous pensons néanmoins que la multiplication de telles expériences doit s’accompagner d’une réflexion approfondie sur l’éthique des pratiques collaboratives et sur les conditions de leurs réalisation. Pour éviter toute logique “extractiviste” qui consisterait à faire de telles démarches de co-création une manière pour l’institution de s’approprier des contenus produits par des non-spécialistes, doit donc être posée la question de la rétribution du travail et plus généralement de la réciprocité.
BIBLIOGRAPHIE
Freire, Paulo (1974). Pédagogie des opprimés. Paris : Maspero.
Thiollent, M. (2011). Action Research and Participatory Research: An Overview. In International Journal of Action Research, 7, 2. pp. 160-174.
- À l’entrée du musée, un dépliant présentant le projet est disponible depuis l’inauguration ayant eu lieu en novembre 2022. Il permet l’accès aux commentaires audio à travers la plateforme virtuelle du MCBA https://www.mcba.ch/une-oeuvre-mon-histoire/ ↩