Il s’agit ici de décrire le volet de la recherche qui met en relation le Centre d’Art Contemporain Genève avec une classe d’accueil pour une collaboration qui se déploie de septembre 2021 à juin 2022.
Avant d’engager la description détaillée du projet, j’aimerais ici pointer la position singulière que j’occupe dans ce projet, en lien avec le collectif microsillons, que je forme avec Olivier. Le début de notre collaboration en tant que microsillons s’est inscrit dans un mandat de plus de quatre années avec le Centre d’Art Contemporain, entre 2008 et 2011. Nous y avons développé des projets de médiation, en nous appuyant déjà sur des concepts issus des pédagogies critiques et alternatives et avons, après un projet curatorial expérimental présentant des co-créations et une partie historique, Utopie et Quotidienneté (titre que nous empruntions alors à Moacir Gadotti, collègue et ami de Freire) sur les liens entre art et pédagogies, mis un terme à cette collaboration. Cette institution culturelle et les formes de médiation qui y sont développées portent donc une charge personnelle, dans laquelle se mêlent des souvenirs heureux et des frustrations (notamment celle de ne pas avoir pu pérenniser les choix forts que nous avions impulsés dans l’approche vis-à-vis des publics). Le choix de la distribution des institutions s’est effectué selon une logique d’abord géographique (proximité entre le lieu de résidence du·de la chercheur·se et l’institution), puis en fonction d’une moindre proximité entre chercheur·euse et médiateur·ice. Ainsi, c’est Mischa qui travaillera avec le MAMCO tandis que je serai la chercheuse du volet “Centre d’Art contemporain” pour suivre le projet avec Frédéric Stordeur, responsable de la médiation du Centre. C’est une position singulière au sein de l’équipe de recherche et la collaboration et le rôle que je vais adopter sera influencé par cette expérience passée avec l’institution culturelle.
Afin de trouver le groupe d’élèves qui sera impliqué dans la démarche, il est décidé de contacter le service École & Culture du DIP 1 . Après l’envoi d’un email expliquant notre démarche en détail, Madame Della Vecchia , collaboratrice de ce service, nous invite à la rencontrer et à lui expliquer de vive voix notre démarche à la fin de l’été 2021. La discussion est riche, notre approche bien comprise et plusieurs pistes sont évoquées par Gabriella Della Vecchia. Nous concluons la rencontre sur l’accord qu’elle va contacter des enseignant·e·s. Après quelques temps, nous avons recevons un email de sa part nous mettant en contact avec Elodie Foggiatto, doyenne d’une classe ACCESS II 2 et enseignante de français, qui serait d’accord pour travailler avec sa classe sur les principes portés par le projet.
Les premiers échanges avec Elodie sont virtuels, il faut s’accorder sur les grandes lignes de la séquence, sur les disponibilités des élèves et d’Elodie, le temps qui peut être consacré à ce projet dans l’année scolaire. Nous partagerons nos séances entre le Centre, pour découvrir les pratiques d’artistes contemporains et se familiariser avec cette institution, et la salle de classe. Nous imaginons aussi que nous pourrions aller à la HEAD, qui se trouve à quelques encablures de l’école. Elodie est très ouverte et prête à faire une place à cette expérience dans son programme, sans avoir de plan très écrit de ce que nous ferons à chaque séance. Elle comprend que c’est le dialogue qui est important et que c’est à partir du dialogue que se construira notre séquence.
Nous planifions une dizaine de sessions, avec des adaptations possibles, pour une présentation publique du projet au mois de juin 2022, au Centre d’Art Contemporain.
Frédéric et moi proposons à Elodie de demander de notre part aux élèves d’amener, pour notre première rencontre, une image qui les a marqué·e·s récemment ou qui leur semble traduire quelque chose de leur réalité.
Pour écrire cet article, je m’appuie en grande partie sur des notes que j’ai prise après chaque séance, parcellaires et subjectives et sur quelques autres traces écrites (emails, SMS…). En raisons à la fois de leur emploi du temps chargé et d’un niveau d’expression écrite moyen, l’idée, évoquée au départ, d’un journal de bord tenu par les élèves, s’avère rapidement trop lourde et de nature à décourager le groupe.
Première rencontre, octobre 2021
La première rencontre avec les élèves de la classe 308 a lieu dans leur salle de classe. L’établissement se situe dans un petit bâtiment donnant sur la route de Châtelaine qui accueille uniquement des classes ACCESS II. Frédéric et moi avons convenu de venir en avance pour prendre le temps de faire le point avec Elodie dans son bureau (et accessoirement nous rencontrer “dans la réalité”).
Nous arrivons ensemble dans la salle de classe. Au centre, il y a une longue table centrale et collective autour de laquelle s'installent les élèves, les enseignant·e·s, Frédéric et moi. En effet, nous sommes rejoint·e·s par Alexandre, professeur d’éducation physique. Le fait que nous soyons rassemblé·e·s autour de la même table déjoue le rapport frontal et amène de la proximité. Nous portons des masques, c’est obligatoire à ce moment de la pandémie.
Un rapide tour de table permet à chacun·e de se présenter. Je fais ainsi connaissance de Keynis, Georges, Yasin, Esteban, Nini, Erza, Kevin, Farieh, (le groupe va un peu évoluer sur la durée du projet ; Tenzin est absent à cette première rencontre, Farieh va partir faire un stage, Mickaela, Jenifer et Nikolos arriverons au second semestre). Puis, Frédéric et moi expliquons très rapidement les raisons de notre présence et nous proposons aux élèves qu’iels nous tutoient, s’iels le souhaitent… et nous proposons de les tutoyer, à moins que cela ne leur pose un problème. Dans la classe, iels vouvoient les professeur·e·s mais les professeurs les tutoient en retour. A l’usage, le tutoiement va s’avérer difficile, voire impossible pour les élèves ; nous avons l’âge de leurs enseignant·e·s et incarnons une forme d’autorité.
Après cette brève entrée en matière, c’est aux élèves de prendre la parole. Nous avions donc demandé à ce que chacun·e amène une “image de la semaine” et nous commençons un tour de table des images en demandant, si possible, les raisons qui ont motivées le choix. C'est un moment très intense, car rapidement les questions qui sont mises sur la table touchent à l'intime et au politique. La conscience politique, c’est-à-dire la capacité de chacun·e à comprendre sa situation dans la société et à s’en sentir acteur·ice, au sein du groupe, est forgée par l'expérience individuelle et collective et un sentiment très clair est partagé que ce sera difficile pour chaque élève assis à cette table de se faire une place dans la société suisse, que rien n’est acquis. Ce n’est pas simple de modérer, je trouve délicat d’interrompre une prise de parole, même si la conversation dérive parfois alors que le temps est compté. Je crains toujours que tou·te·s ne puissent pas s’exprimer.
La première élève à présenter a apporté des dessins style manga qu’elle réalise elle-même, bien exécutés. Elle est passionnée et a une attirance pour les arts en général : elle aime aussi chanter. On parle également de cuisine, une autre de ses passions, qui est aussi une voix professionnelle “réaliste” pour elle.
L’élève suivante montre les logos de différents réseaux sociaux sur son téléphone, afin d’évoquer importance prise par ces outils dans la vie quotidienne, notamment des plus jeunes.
Vient ensuite une image de voiture de sport, issue des dits réseaux sociaux, voiture sur laquelle pose le propriétaire, cousin de l’élève. Lui aussi à l’ambition d’avoir bientôt un tel véhicule et de pouvoir poser avec pour partager sa réussite.
Vient alors une image intrigante sur le téléphone portable de l’élève qui prend ensuite la parole. J’ai du mal à la lire, à l’orienter même. Il explique que c’est une cuillère pour son repas d’hier qu’il a fabriqué avec du carton, pour dépanner. Il dit qu’il aime bricoler, inventer, mettre de l’humour dans son quotidien. Tout cela se traduit bien dans l’objet dont il partage l’image.
L’élève suivant n’a pas apporté d’image mais il raconte un évènement marquant pour lui qui est survenu la veille : alors qu’il jouait au football avec des amis, une altercation a fait l’objet d’une intervention de la police. Il a été contrôlé et son nom a été relevé alors qu’il n’a pas de permis de résidence en Suisse. Une telle situation constitue un évènement angoissant, dont les conséquences peuvent être graves. Elodie nous explique ensuite, lors d’un café partagé en salle des professeur·e·s, que plus de la moitié des élèves de la classe n’ont pas de papiers leur permettant de vivre légalement en Suisse. Et pourtant, toutes et tous doivent se projeter dans l’avenir, cette année scolaire étant consacrée à définir leur future orientation professionnelle. Ainsi, il leur faut trouver des stages afin de découvrir la branche qui leur parait la plus motivante à intégrer. Cette tension entre statut “non-officiel” et recherche d’une profession est difficile à vivre.
L’image qui suit aborde symboliquement cette question. Il s’agit d’une échelle posée contre un mur mais qui ne parvient pas à monter assez haut pour que le mur soit franchi. L’élève décrit cette image comme une métaphore de son existence, du sentiment qu’elle a d’avoir des obstacles à franchir, particulièrement à cause de ses origines.
L’image suivante est un texte que l’élève a écrit pour évoquer le fait que son petit frère vient d’être opéré. Elle partage par les mots qu’elle a appris et pris de la force à son contact, car il a affronté la situation avec courage. Son texte est très émouvant, fin et réflexif et elle a répondu à la consigne d’une façon très originale.
La diversité des images, des récits, du lien entre images et histoires (anecdote, métaphore, pratique d’un hobby….) est remarquable. La compréhension du français est très bonne dans le groupe et les conversations sont fluides, les commentaires respectueux.
Nous finissons le tour de table avec les enseignant·e·s.
Elodie a apporté un dessin de personnage manga elle aussi, car elle prend des cours de dessin de ce style avec sa nièce.
Alexandre propose le logo du 20 Minutes qui traduit bien son sentiment que le temps lui manque avec les classes d’accueil (il travaille dans d’autres établissements de l’enseignement secondaire) et qu’il le regrette car il aimerait pouvoir passer plus de temps avec ces élèves qui sont à une étape importante de leurs vies.
Frédéric montre des images des Bourses pour jeunes artistes de la Ville de Genève et parle notamment du travail d’un artiste sélectionné qui parle de sa situation de non-suisse. Frédéric présente rapidement le Centre et son travail de responsable de la médiation, ajoutant que nous nous rendrons bientôt sur place pour une visite.
J’ai quant à moi apporté une image produite par un ancien étudiant du Master TRANS–, ,Aurélien Fontanet. Il travaille depuis longtemps au Brésil et son travail me permet de parler de ce pays et de faire le lien avec Freire. Je parle donc, depuis une image qui représente un enfant Xikrin qui joue sur une tablette numérique, du cadre plus large dans lequel va s’inscrire notre démarche. J’explique qui est Paulo Freire, ce qu’il faisait, son expérience de l’exil en Suisse, comment j’ai connu ce pédagogue et pourquoi je travaille dans une équipe qui mène une recherche sur les outils que ce pédagogue avait créé. Je suis assez rapide dans mes explications pour ne pas “perdre” les élèves. C’est difficile de capter l’attention de la classe et de parler sur ce niveau meta mais cela ne semble pas être un frein à notre démarche et à l’émergence d’une proposition ayant une visée transformative. Nous ne reparlerons pas de Freire par la suite avec la classe.
Avant de quitter la salle, Frédéric annonce que notre prochaine rencontre aura lieu au Centre d’art contemporain où nous ferons une visite “privée” de la Biennale de l’Image en Mouvement, exposition qui présente des pratiques autour du médium vidéo, entendu dans un sens large et qui met en œuvre des installations techniquement ambitieuses. Cela enthousiasme particulièrement certain·e·s élèves qui font de la vidéo avec leurs téléphones portables. Ayant relevé cela, Frédéric propose à deux des élèves de venir pendant le montage de la BIM pour observer et prendre part au travail, pour en apprendre plus sur le défi spécifique que posent les installations audiovisuelles. Cet “effet secondaire” du projet est une bonne manière de contribuer à sa dimension transformative, de l’ancrer plus dans les vies des élèves et de leur permettre de vivre une expérience utile en cette année de choix d’une voie professionnelle future.
Seconde rencontre, au Centre d’art contemporain, novembre 2021
Le rendez-vous suivant est fixé à 8h dans le hall commun du Bâtiment d’art contemporain.
Quand j’arrive, la classe est déjà là avec Elodie et Alexandre, Frédéric a commencé à présenter le cadre. Les élèves s’amusent du mobilier design qui donne à l’espace un côté chic qui contraste avec l’environnement très fonctionnel qui est le leur au quotidien, à l’école. A cette heure-là, nous avons les lieux pour nous seul·e·s. Frédéric en raconte l’histoire, le passé de site industriel, puis nomme les différentes institutions qu’il accueille et, rapidement, leurs missions. Ayant moi-même, avec Olivier, travaillé à développer il y a quelques années pour ce lieu une médiation critique, je vais suivre aujourd’hui cette visite avec un regard double : celui forgé par ce rôle passé et celui de la chercheuse qui observe (c’est la seule séance où je pourrai complètement adopter cette position).
Nous montons rapidement dans les étages. Il y fait très sombre, on doit allumer les lumières car Frédéric a volontairement laissé les lieux comme il les a trouvé en arrivant afin que nous fassions “vivre” l’exposition ensemble, ce qui plaît beaucoup à toutes et tous. Le plateau du Centre est totalement transformé par rapport à sa configuration habituelle, pour devenir une sorte d’hôtel. Nous sommes dans un couloir et des portes mènent à différentes chambres/salles de l’exposition. Frédéric parle du souci actuel du Centre de faire plus attention à l’utilisation de matériaux, dans un souci de durabilité, et cette configuration va ainsi être conservée au-delà de la période d’exposition (le Centre va de toute façon fermer pour rénovation de l’ensemble du bâtiment en 2023). Les élèves sont tout de même étonné·e·s et impressionné·e·s que l’on puisse mettre autant de moyens à transformer un espace pour une durée limitée.
Nous entrons dans une installation qui comprend une vidéo projetée sur un écran et des bancs d’églises qui permettent aux spectateur·rice·s de s’assoir. Frédéric explique comment ces bancs ont été trouvé, à travers une sorte de quête amusante qui n’a pas l’air de capter toute l’attention des élèves. Frédéric insiste à l’évocation de cette anecdote sur la diversité des métiers possibles dans un centre d’art contemporain, les petits défis que l’équipe technique doit relever pour donner forme à la demande de l’artiste.
Nous rejoignons ensuite le quatrième et dernier étage. Là encore, il fait complètement noir, nous tâtonnons pour essayer de nous repérer et quelques rires discrets se font entendre. Frédéric a une lampe de poche, nous voyons que les murs sont/ont été recouverts de tentures, dans lesquelles se perdent les portes… dont celle de la direction que nous montre Frédéric. Est-ce que cela (la pénombre, le fait d’avoir l’institution “pour nous seuleument”) contribue à créer un lien spécial ou est-ce que qu’au contraire cela perpétue une certaine idée que le lieu est un peu “magique”, donc pas forcément aisé d’accès ?
On entre dans l’une des salles dans laquelle se déploie la proposition d’un artiste-entrepreneur, selon les mots du communiqué de presse. Il y a beaucoup de codes “culture jeune”, des vidéos-clips, des représentations de la diversité, de la musique, des textes en anglais sous formes de textos (globalement très présents dans les propositions présentées). Yasin et Georges, venus pendant le montage, ont spécialement travaillé sur cette installation. Ils ont l’air fiers d’avoir contribué à créer cet espace et montrent ce qu’ils ont fait à leurs camarades rendu·e·s attentif·ve·s.
La visite est assez “classique” dans la forme, même si l’on allume ensemble les lumières, le discours reprend les éléments de communication de l’exposition. Cela rend peut-être difficile une forme d’appropriation de la part des élèves, qui semblent peu intéressé·e·s même s’iels restent très poli·e·s. Parmi les points positifs, je relève que Frédéric met l’accent sur les origines diverses des artistes et que la question de la diversité (et de sa représentation) est très présente dans l’exposition.
A la sortie de cette salle, Elodie me glisse que ce serait bien de passer à des formes plus pratiques, que les élèves sont très gentil·le·s mais que l’on va les perdre si l’on parle trop et que l’on intervient de façon peu dialogique. Par la suite, Elodie viendra toujours plutôt s’adresser à moi pour commenter, faire des propositions sur le projet, toujours avec beaucoup de franchise, ce qui est appréciable. Elle est très sympathique et dynamique, elle a un fort engagement auprès des élèves et souhaite que l’expérience leur soit à la fois agréable et utile.
L’heure à laquelle les élèves doivent repartir approche, la fin de la séance est un peu expédiée et, finalement, nous n’avons vu qu’une toute petite partie des œuvres exposées. J’ai l’impression qu’il y a un peu de frustration de la part des élèves, mais ce n’est peut-être que mon sentiment. On se salue rapidement dans la cour de la SIP 3 et on se donne rendez-vous le mois prochain pour une séance dans la classe.
Frédéric et moi nous installons dans le hall, sur les fameux fauteuils design, pour un débriefing. Il m’annonce qu’il va arrêter son travail de responsable de la médiation, sans quitter totalement ses activités au Centre. Je suis surprise de son annonce mais me réjouis d’apprendre que la médiation sera portée dans cette institution par une personne pour qui la question de la diversité sera un aspect important dans la démarche de médiation, car c’est l’une des conditions de l’engagement. La prochaine session sera donc la dernière avec Frédéric.
Troisième rencontre, en classe, décembre 2021
Une discussion a lieu avec Frédéric puis avec Elodie pour préparer la séance de la semaine suivante. La demande de “faire” qu’a formulée Elodie m’occupe l’esprit. Elle a raison, mais comment respecter le principe de co-construction, qui nécessite forcément du temps, des tâtonnements, et venir avec, déjà, des propositions formelles. Il me semble en tout cas que cette étape du “faire” pose cette question ? Freire apportait à travers son approche un objectif d’alphabétisation. La visée transformative était portée également mais ne se matérialisait pas dans une forme. Dans notre contexte, la recherche d’un moyen de visibiliser un projet issu de non-spécialistes dans un centre d’art nous impose de trouver une forme qui résonne dans ce cadre, de “faire”, comme le demandait Elodie.
En partant de la thématique de l’exposition visitée et de l’intérêt des élèves, nous décidons avec Frédéric et Elodie que l’on pourrait proposer aux élèves de travailler sur un film d’animation et construisons la séance de décembre pour aller dans cette direction. Frédéric propose d’amener la méthode du cadavre exquis comme première étape.
Nous faisons d’abord l’exercice du cadavre exquis en deux dimensions avant de passer à la troisième. Nous utilisons pour cela la pâte à modeler que j’ai apportée et les personnages dessinés précédemment prennent du volume. Nous avons fait quatre dessins et nous faisons autant de groupes pour les personnages qui seront donc façonnés collectivement. Il est difficile de les faire tenir debout, ils se tordent. Au moment de la sonnerie, les personnages sont terminés mais tiennent péniblement en équilibre. Ils sont étranges, forcément, et je ne vois pas très bien quelle histoire ils pourraient porter. Puisqu’ils sont le fruit du hasard, constitutif du jeu du cadavre exquis ils sont, à ce titre, un peu encombrants avec leurs couleurs vives et leurs corps composites.
Cependant, cette séance où nous avons “fait ensemble” a permis de mieux se connaître, de partager de bon fous rires et d’être dans un “ici et maintenant” joyeux. Reste à envisager la suite à partir de ce point. C’est donc la dernière séance avec Frédéric, le relai doit à présent se faire avec la personne qui va prendre sa succession.
Relai
En janvier, je fais la connaissance d’Asma, qui vient de commencer au poste de responsable de la médiation. Je me rends au Centre pour lui expliquer le projet, sa dimension de recherche, même si Frédéric lui en a déjà donné les grandes lignes. Elle est très enthousiaste, connaît un peu Freire, et je suis très heureuse de pouvoir poursuivre la collaboration avec elle car elle a déjà un beau parcours de travailleuse culturelle.
Lorsque je lui parle de la piste d’un film d’animation en stop motion, elle me montre des projets artistiques et de médiation qui utilise la technique de l’incrustation. Cette technique permet de projeter des éléments “réels” dans un cadre “virtuel” à l’étape du montage. Nous nous accordons sur l’idée que ce serait sans doute une meilleure piste, d’une part car ce se serait plus réaliste en termes de temps, mais aussi parce que cette idée de “se projeter” nous semble pleine de potentiel. Personne au sein du groupe ne possède malheureusement les compétences pour mettre en œuvre une telle technique mais nous imaginons immédiatement nous faire accompagner. Si cette piste “technique” ne résout en rien la la manière dont nous feront émerger du sens de la démarche (la possible identification des “noyaux de contradictions” sur lesquels pourraient se cristalliser les thèmes générateurs 4 ), elle nous permet d’avancer en laissant beaucoup de place aux désirs des élèves. Nous préparons la prochaine rencontre en imaginant que nous pourrions proposer aux élèves de réfléchir à des personnes ou des personnages avec lesquels iels aimeraient dialoguer.
Quatrième rencontre, mars 2022
Cette séance a lieu au Centre, dans la salle nouvellement dédiée à la médiation, où règne une forte odeur de vinyle, due au revêtement de sol neuf. Il fait frais dehors mais on ouvre grand les fenêtres. C’est la première rencontre de la classe avec Asma. Elle a apporté des viennoiseries, on commence à discuter tout en maculant le sol de miettes. Nous faisons toutes les deux un point sur la situation et l’envie de faire un film est partagée par tout le groupe. On évoque le fait que l’on pourra le projeter dans la salle dédiée à cela au Centre, le cinéma Dynamo lors d’une soirée spéciale. Gardant l’idée de personnages, Asma et moi proposons de penser à des personnes ou personnages à qui l’on aimerait pouvoir parler, à qui l’on aimerait pouvoir poser une question. Pendant une dizaine de minutes, chacun·e est invité·e à réfléchir seul·e, avant de partager ses idées avec le groupe. Il n’y a pas de limite au nombre de personnes que l’on peut choisir mais il faut expliquer pourquoi l’on choisit un·e te·lle.
Un tour de table va servir à recueillir les propositions. Chacun·e son tour, on vient coller les notes au mur et on explique son/ses choix.
De grande catégories se dessinent dans ce partage. De nombreux élèves aimeraient s’adresser à quelqu’un·e de leur famille ou à une personne proche pour leur dire leur admiration ou leur incompréhension. Certaines de ces personnes sont décédées et la possibilité d’un dernier échange semble chargée d’importance.
Une seconde catégorie est celle des personnalités “connues“, musicien·ne·s, politicien·ne·s, personnalités du web : des autocrates (Trump, Poutine ou Erdogan) rencontrent ainsi Beyonce, Michael Jackson ou Lalisa Manoban.
Enfin une troisième et dernière catégorie est celle des personnages fictifs. Elle est assez nourrie et réunit Monica Geller, des personnages des mangas Naruto ou One Piece, Snoopy ou Mafalda.
Enfin, l’un des élèves, Yasin, aimerait, entre autres, parler avec son futur moi.
A ce stade, les “encadrantes”, c’est-à-dire Elodie, Asma et moi, participons comme le reste de la classe. Ensuite, puisque nous travaillons sur un projet de la classe et que c’est le groupe d’élèves qui est au cœur de la démarche, nous ne ferons plus de contributions. C’est un choix tout à fait discutable mais qui nous semble cohérent et qui permet également de gagner un peu de temps. Cela correspond finalement à la typologie de l’approche freirienne, dans laquelles les enseignant·e·x·s sont certes partie du même cercle que les apprenant·e·x·s (dans le dispositif physique) mais portent une visée de formation et de conscientisation qui rend impossible l’horizontalité 5 .
Avec l’arrivée d’Asma, une dynamique nouvelle va s’installer. Sa jeunesse crée immédiatement un lien fort avec les élèves, iels la tutoie facilement, cela vient renforcer la cohésion du groupe. On échange à chaque séance des blagues sur les retards des un·e·s et des autres (Asma et moi sommes régulièrement en retard, comme certain·e·s élèves). La difficulté à se lever le matin, à identifier ce qui nous pousse à avancer chaque jour et à nous projeter dans l’avenir devient un sujet de discussion. Iels sont à une période importante de leur formation, celui du choix d’une orientation professionnelle et doivent trouver des stages qui leur permettront de mieux se projeter dans un futur métier. Ces moments de discussion très ouverts, plutôt informels, ainsi que les observations qui les accompagnent, nourrissent le projet et permettent de faire émerger ce que Freire aurait nommé des “noyaux de contradictions”. Dans le cas précis, on pourrait résumer ainsi ce qui se dit dans le groupe : je sais que je dois me conformer à certaines règles, pour m’insérer dans la société, notamment professionnellement, mais au quotidien, au moment de la sonnerie du réveil, c’est souvent difficile de trouver du sens dans cette perspective.
Cinquième rencontre, mars 2022
Aujourd’hui, nous nous retrouvons en classe et repartons de la liste des personnes mentionnées la fois précédente et écrivons les questions que nous aimerions leur poser. On fait à nouveau un tour de table. Selon la nature du personnage, les questions sont positives ou négatives, le personnel se mêle à l’histoire. Les élèves révèlent leur sensibilité, dans la bienveillance générale. Les conversations sont nourries et on prend le temps de partager, sans objectif précis. Ainsi, s’engage une conversation où l’on parle de ses goûts culturels, d’amour, de pouvoir, de guerre, de travail, d’argent, de mort.
Les questions sont multiples mais une approche partagée par plusieur·e·s élèves se dessine, qui consiste à demander à la personne comment elle a fait pour en arriver là, pour franchir des obstacles, pour trouver la force de surmonter des traumatismes ?
Asma est très à l’aise, dans une forme de dialogue improvisé, à nourrir la démarche. Sa jeunesse est un atout pour discuter avec ce groupe de jeunes, elle est un excellent relai. A la fin de la rencontre, elle rappelle les étapes et ce qu’il faut faire pour la prochaine fois.
Sixième rencontre, avril 2022
Entre chaque séance, Asma et moi nous rencontrons, discutons de la façon dont on pourrait structurer la session suivante, essayons de dégager des éléments qui permettent d’arriver à l’étape de mise en forme de la co-création. Ainsi, nous discutons des noms de personnages partagés par les élèves lors de la séance précédente et spéculons sur la façon dont des rencontres avec ces personnages pourraient s’agencer. Nous arrivons à l’idée que c’est une forme de quête qui se dessine, sans que l’objet de cette quête ne soit pour l’instant identifié. Définir cet objet est une étape importante et nous voulons le faire avec la classe.
Asma a cherché de la documentation sur la façon dont on pourrait aborder l’idée de storyboard, de découpage en plans et en séquences. Je ne sais pas très bien si cela nous sera utile et je commence à me dire que l’on a beaucoup d’ambition mais que nous allons manquer de temps. Mais sans doute a-t-elle raison de dire que ce sont des éléments qui intéresseront les élèves. Si nous sommes parti·e·s dans une bonne direction et que les étapes s’enchaînent avec sens, nous aurions besoin de plusieurs journées de travail pour faire un travail sérieux de préparation du tournage et nous n’avons pas ce temps. Cela résulte en la conception d’un programme qui va s’avérer beaucoup trop chargé pour la journée de travail avec la classe.
Ce plan de route pour la journée ressemblait à ceci :
Début : 8h
Point sur la pause déjeuner, il y aura un buffet (préparé par nos soins), qui fait le ramadan ?
Faire le choix d’un personnage par personne, qui répondra à une question.
Pour définir la question unique de chacun·e, on montre un bout de Chroniques d’un été, on parle de Judith Butler… Idée d’une question dont on cherche la réponse par la quête. 30’
Phase 2: 45’ chacun·e va chercher une réponse à cette question par le personnage.
9h30 : tour de table pour partager ce qu’on a trouvé… avec quoi compléter (visuel)
Ecriture de la séquence du début et de la fin. Qu’est ce qui déclenche la quête, quelle en est l’issue … ‘L’important c’est pas l’issue c’est la quête ‘ Orelsan. 1h
Écriture des mini-séquence: 1h
Midi-13h: pause dèj’
1h: Faire une carte que l’on présentera sur la table. Monde dans lequel on retrouve chaque perso…
14h : début du tournage 6 .
Nous avons prévu une journée complète de travail, l’objectif étant d’écrire le scénario du film et les dialogues. Il y a encore beaucoup de choses à définir avant d’arriver à ce que l’on pourrait appeler un “plan de tournage”. Et puis si la quête est notre forme, ce n’est pas vraiment notre thème et il reste à trouver ce thème commun, en repartant notamment de nos conversations sur le quotidien et la projection dans la vie à plus long terme. Nous avons fait émerger des “inédits possibles” avec cette idée de rencontres fictives et nous devons à présent les traduire, les rendre communicables.
On commence la journée dans le cinéma Dynamo avec un extrait de Chronique d’un été de Jean Rouch et Edgard Morin (1961). Cette enquête sur le bonheur qui prend la forme d’entretiens improvisés me semble intéressante à partager car une même question simple (dans sa formulation) – Êtes-vous heureux ? – est posée à de nombreuses personnes. Le noir et blanc, les vêtements, la façon dont parlent les personnes du film, amusent beaucoup les jeunes élèves.
Nous revenons dans la salle de médiation pour avancer sur l’écriture du film. Nous passons d’abord par une écriture libre pour lister des questions que l’on aimerait poser aux personnes que l’on a choisies, sans préciser de thème. On écrit ces questions sur de grands papiers collés au mur. Dans un second temps, une tentative de classer les questions selon des thèmes se met en place. Le noyau de contradiction évoqué plus haut apparaît de façon récurrente, se condensant dans la notion de “motivation”.
Pendant la pause, on discute, on arrive à la question, simple, qui sera mise au centre du travail d’écriture du film : Qu’est-ce qui te motive ?
L’écriture entre dans une phase intense : on a trouvé notre thème générateur et on doit maintenant écrire des scènes, avec des dialogues, qui permettront de refléter les différentes personnalités et les intérêts variés au sein du groupe.
Quelqu’un·e suggère d’utiliser un système de porte “magique” qui mène à la personne que l’on veut interviewer. On parle du film Monstres et Cie 7 , dans lequel des portes permettent aux monstres d’accéder aux chambres des enfants. L’idée est séduisante, je me demande comment l’on pourrait faire cela, techniquement. Une autre proposition est que les élèves soient transportées dans une autre réalité par un casque VR. Là encore, je me demande comment on mettrait cela en scène.
Une autre idée évoquée serait de commencer comme dans un rêve, mais finalement de voir le personnage dans la réalité. Le personnage nous laisserait un cadeau qui montrerait que le rêve était en fait vrai.
La parole est collective, j’essaie de prendre en note et de suivre mais il y a parfois plusieurs pistes qui s’ouvrent en même temps et qui suscitent l’enthousiasme, avant qu’une nouvelle proposition n’en suscite autant ou plus…. Après un bon moment d’entrechoquement joyeux, le scénario suivant se dessine :
On est dans un lieu (un café ?), on discute, on aborde différents sujets… on arrive à cette question de la motivation… comment peut-on y répondre ?
Quelqu’un revient en disant: vous savez quoi, j’ai trouvé une porte magique !!!
Tout le monde fonce aux toilettes et s’engouffre dans la ‘porte magique’, univers dans lequel on va pouvoir rencontrer les personnes qui nous répondent sur ce point de la motivation… 8
Le message que les élèves ont envie de faire passer est : tout est possible, il faut croire en ses rêves… Finalement, nous n’avons rien tourné ce jour-là, c’était totalement irréaliste. Asma et moi avons sous-estimé l’étape d’écriture des textes. C’est l’esprit de ce projet que de suivre le tempo de la dynamique de groupe, et l’on touche à des mises en œuvre complexe.
Septième rencontre, avril 2022
Nous nous retrouvons dans la salle de classe. Je suis arrivée avec cinq minutes de retard en classe. J’avais prévenu Elodie. Alexandre est dans la salle. Elodie est en train de faire des photocopies. Les élèves sont autour de la table de la salle Mexico, je me trouve une place au milieu… on discute de ce que l’on va faire à la HEAD. En effet, Asma et moi avons cette fois pris la décision de faire un tournage “concentré” et je propose que nous le fassions à la HEAD, car nous bénéficierions de conditions de tournage professionnelles, grâce à la Green Box et au matériel disponible sur place.
Des inquiétudes sur le fait de dire un texte devant la caméra émerge chez les élèves. On discute de possibles solutions, de grands papiers sur lesquels on écrirait le texte par exemple, ou l’implication d’un·une souffleur·euse… Pour se familiariser avec ces textes, un filage commence.
Lorsque Asma arrive, nous avons déjà engagé la lecture de l’ensemble du texte. Elodie fait toutes les voix qui ne sont pas celles des élèves, elle est drôle et fait rire tout le monde. On voit se dessiner notre histoire, les personnages qui la porte, c’est très enthousiasmant mais lorsque je pense à ce qu’il reste à faire et au timing qui devient de plus en plus serré, je me dit que ça ne sera peut-être pas tenable (il faut tenir compte des stages des élèves, des périodes d’examen de fin d’année). Je suis impressionnée de la proximité qu’Elodie a développé avec les élèves, dans l’expression orale mais aussi dans des gestes d’affection. Les élèves ressentent une proximité réelle avec elle et cette relation contribue de manière très positive à la dynamique de notre projet.
Huitième rencontre, mai 2022
J’ai attendu autant que craint cette journée planifiée pour le tournage du film. Il me semblait difficile d’atteindre les objectifs fixés et j’avais l’impression que la préparation avait été sous-estimée. Je n’avais finalement discuté que quelques minutes avec Youssef, le réalisateur, qui n’avait pas reçu le plan de tournage que je voulais faire. Youssef a été contacté par l’entremise de nos collègues du département cinéma de la HEAD, c’est un alumnus qui a été formé à la réalisation. Ce plan de tournage, construit au dernier moment, n’est en rien comparable en termes de niveau de précision aux exemples que j’ai pu trouver sur Internet en cherchant à me documenter sur ce type de document. C’est tout de même un guide qui nous permettra d’organiser la journée de tournage.
On a la chance de travailler avec un matériel professionnel, d’avoir à disposition la green box de la HEAD 9 . C’est là que nous tournerons nos séquences avec les élèves, le fond vert nous permettant en post-production d’incruster les élèves dans des décors “virtuels” qui permettront de rendre crédible ces rencontres virtuelles. C’est dans la cour devant le bâtiment A que nous nous sommes tout·e·s donné rendez-vous, à 8h30. Je suis venue une heure avant pour installer tout le matériel audio et vidéo que j’avais récupéré la veille dans la green box : deux caméras, deux enregistreurs audio, des micros, des lampes…
Lorsque j’ouvre la porte de la green box, c’est un moment d’émerveillement partagé. Cet espace, avec sa couleur verte lumineuse, renvoie à des séquences déjà vues de “making-of” de films et ce que nous allons faire – un film – devient soudain concret. Malgré l’émerveillement, il est tôt et les élèves ont besoin de prendre un café, tandis que Youssef installe le plateau.
Je me rends rarement dans la green box pendant la matinée, Asma va gérer le flux des élèves car ce sont d’abord les séquences individuelles qui seront tournées. Je m’occupe de l’intendance, fait en sorte que les choses fonctionnent au mieux et organise également une petite visite de la HEAD pour celleux qui le souhaitent. Notre groupe investit le sous-sol de la HEAD. Celleux qui ne tournent pas peaufinent leurs dialogues avec leurs enseignant·e·s sur les tables réparties dans l’espace. Pour la pause de midi, j’ai commandé des pizzas. Succès, à part celles aux anchois.
Plus la journée avance plus c’est difficile : tout le monde met un maximum d’énergie. Jennifer, qui ne veut pas être filmée, tient avec brio et force le rôle de perchwoman, assistée de Michaela. Elle tiendra toute la journée, malgré l’effort que cela représente de rester les bras levés sans bouger pendant de longues minutes. Youssef laisse les élèves passer derrière la caméra, faire des propositions, c’est une véritable co-création. Mais il fait chaud, c’est long, il faut répéter en même temps que l’on tourne, il y a des prises à refaire… Elodie donne des conseils de jeu (elle a une expérience dans le domaine du théâtre amateur) mais c’est difficile pour les élèves de les appliquer tant la pression est forte. Certain·e·s sont “bon·ne·s”, d’autres ont plus de difficulté, se sentent moins à l’aise devant les caméras.
Le tournage est difficile par moments, il faut tourner les séquences individuelles, refaire les prises plusieurs fois, il y a des tensions, de la fatigue. Il aurait fallu plus de temps sans doute. Quand arrive le moment des séquences collectives, tout le monde est épuisé et l’envie semble partagée que le tournage se termine pour profiter d’une belle soirée de printemps, hors de cette boîte verte où l’on est coupé·e·s du monde.
Cette journée était, je crois, une expérience magnifique pour tout le monde, même s’il y a eu des moments de stress, parfois le sentiment que l’on n’allait pas y arriver (en tout cas pour moi) mais l’énergie collective l’a emporté et nous avons réussi à faire tout ce que nous voulions.
Finalisation du film, juin 2022
Le montage est la seule étape qui se fait sans la contribution des élèves, uniquement pour des raisons de calendrier. Les priorités des élèves et d’Elodie sont autres : la fin d’année scolaire est ponctuée de nombreuses évaluations, s’y ajoute des stages, la recherche de cadres pour poursuivre les parcours d’apprentissage et il est donc impossible de joindre les élèves. C’est Youssef qui prendra en charge ce montage, cela semble logique puisqu’il a une connaissance parfaite du projet. Je fais régulièrement le point avec lui et nous prenons des décisions sur les – nombreux – aspects qui n’ont pas été discutés en amont (qu’est-ce qui doit apparaître dans le téléviseur dont va sortir la voix du grand-père décédé d’Erza, quel sera le décor de la cafétaria, quels sons faut-il ajouter ?). Nous avons écrit le scénario ensemble, mais il y a des impensés, des choses à adapter que nous n’avons pas anticipées, par inexpérience.
Il y a un temps compté car le film doit être montré dans le cadre de la fête de fin d’année qui réunit l’ensemble des classes ACCESS (Elodie trouvait important que le film soit montré dans ce cadre, pour appuyer la démarche auprès de son institution et aussi pour le partager avec tous les élèves). Terminé la veille de la fête, le film monté est envoyé aux élèves pour qu’iels le découvrent. Le lendemain, nous avons rendez-vous dans la Aula du Centre de Formation Préprofessionnelle, dans le parc des Franchises. Erza et Michaella sont les maîtresses de cérémonie et sont parfaites dans cet exercice dans lequel le protocolaire se teinte d’une dimension humoristique. Lorsque le film, dans une version un peu raccourcie, est montré, c’est un moment de grande fierté pour l’ensemble de la classe, ainsi que les enseignant·e·s, tout comme pour Asma et moi, car ces quelques minutes condensent le long et intense travail de dialogue qui a permis, sur le temps d’une année scolaire, d’aborder avec complexité les situations et perspectives de chacun·e.
Après cette belle étape, je propose aux élèves de venir réaliser avec moi des entretiens filmés avec moi pour la réalisation d’un film documentaire sur l’ensemble de la recherche. Mes appels à contribuer résonnent dans le vide. L’année scolaire est terminée, certain·e·s travaillent pour l’été, cette interview vient à contretemps. Je propose finalement de payer la participation à l’entretien cinquante francs, ce qui permettra de réunir trois des élèves à la HEAD pour ce moment de retour sur le projet.
J’ai préparé une liste de questions simples :
- Quelles sont selon vous les qualités de l’objet produit (film, son, performance)
- Comment voyez-vous le fait qu’il soit présenté dans une institution culturelle ?
- Aimeriez-vous présenter le film à des personnes/dans des cadres en particulier ?
- Est-ce que ce projet a changé quelque chose pour vous ? Quoi ?
Laurence et Gilles filment la séquence. Les réponses aux questions sont brèves et plutôt consensuelles. Les jeunes participant·e·s sout peu à l’aise dans cette situation, ce qui est assez normal par ailleurs. Je ne me sens pas non plus à l’aise dans le rôle de l’intervieweuse. L’occasion est saisie par l’un des élèves pour partager le fait qu’il n’est pas satisfait par son image, trouve “qu’il ressemble à un Schtroumpf”. C’est l’élément qui me marquera le plus dans cet entretien et qui m’amènera à réfléchir au statut de ce film et à la place qu’il occupe dans l’ensemble du processus. La délégation complète de l’étape de montage et de post-production n’est pas idéale et il serait beaucoup plus intéressant de pouvoir faire un travail collectif sur l’ensemble de la production du film. Cela permettrait de surcroit d’améliorer bien des aspects (a posteriori, les élèves se sont rendu compte que les séquences prises sur internet pour dialoguer avec les situations tournées dans la green box sont d’une basse qualité, ce qui créé un contraste fort entre les deux régimes d’images). Les conditions ne nous le permettaient tout simplement pas, que ce soient pour des raisons de planning ou de budget.
PROJECTION AU CENTRE D’ART CONTEMPORAIN
La projection du film, dans le cinéma Dynamo, le 3 novembre 2022, a été un moment de grande joie.
Yasin arrive dès 17h30, Georges peu de temps après. Ils ont lu le 18h de l’invitation comme un horaire ferme, à respecter, et sont en avance. Puisque rien n’est prêt, je profite de leur présence pour les faire travailler un peu à la production de mini-toasts.
Asma et moi sommes à la manœuvre et mettons tout en place pour le vernissage. Le directeur est présent pour la projection, de même que le président du Comité. C’est tout à fait positif mais il y a un bémol : ils partiront sans que nous ayons parlé du projet et du film qui a résulté de la démarche. Cet évènement est vu comme secondaire par l’institution, car il s’inscrit dans la catégorie “médiation” et qu’il n’est, à ce titre, pas regardé au même titre qu’une production artistique légitimée. C’est un objet “autre” 10 . Tout en mettant de l’ordre, Asma et moi discutons de l’émergence d’institutions artistiques où la place laissée à de telles démarches seraient centrale, portées et montrées avec fierté.
Yasin, Nini, Erza, Georges, Nikolos, Kevin sont présent·e·s. C’est une belle représentation, car d’expérience, il est difficile de mobiliser des participant·e·s en milieu scolaire en dehors des horaires dédiés à l’apprentissage. S’ajoute à cela le fait que la classe n’existe plus comme telle et que chacun·e a évolué vers d’autres formations. Elodie, Joya et d’autres enseignantes de la classe 308 ont également fait le déplacement. Asma et moi prenons la parole avant la projection pour présenter le projet, avant une prise de parole du groupe d’élèves. Asma va ramener le projet dans le programme du Centre, notamment en faisant des liens avec la BIM, ce que je trouve tout à fait pertinent. Ensuite, petite piqure à mon d’ego : Asma et Elodie sont remerciées par les élèves, je ne suis pas mentionnée. La piqure passée, je conçois que c’est une preuve que ma position de chercheuse était plus claire que je ne le pensais. En effait, si je m’imaginais avoir été trop impliquée dans la mise en œuvre du projet, ce n’est finalement pas comme cela que les élèves ont perçu mon rôle et cela me conforte dans l’idée que l’objectif énoncé est atteint : la mise en lien, l’ouverture des services de médiation à des démarches se déployant dans le temps et cherchant une visibilisation des processus de co-production artistiques avec des non-spécialistes.
Bien que nous ayons spécifié lors de l’invitation que les élèves pouvaient venir accompagné·e·s, Erza est la seule à avoir convié son frère et sa sœur. Je ne sais pas comment interpréter cela. Avons-nous créé une bulle qui n’a aucun lien avec leurs vies ? Par ailleurs, existe-t-il une “honte” à venir avec ces parents et/ou ami·e·s dans un tel contexte (et sur quoi porterait la honte : sur le projet, sur les parents qui ne possèderaient pas les codes d’un lieu qui reste perçu comme élitiste ?).
Erika et Gilles, qui documentent l’évènement, proposent que l’on fasse quelques interviews avec Youssef et Elodie. Même si elles sont improvisées, ces discussions sont intéressantes et donnent à la démarche un éclairage nouveau. Elodie parle de la différence entre ce que les élèves peuvent formuler sur le projet et ce que cela produit, qui est intériorisé. Elle souligne les multiples couches qui ont permis à la classe de se souder, de se soutenir tout au long de l’année scolaire.
Youssef me rassure en partageant son expérience des tournages qui comportent toujours une part d’inattendu et de nécessaires adaptations et souligne que nous avons bien gérés les difficultés et le temps.
Petit à petit, l’espace se vide. Avec celleux qui restent, on discute des situations de chacun·e cette année, c’est très joyeux et les accolades qui clôturent la soirée sont chargées d’émotions.
Dans sa communication institutionnelle, le Centre inscrit ce projet dans la durée en l’intégrant à un nouveau format d’École de la BIM (l’exposition que nous avions visité avec la classe lors de notre première rencontre au Centre). Ainsi, Elodie va poursuivre l’échange avec Asma avec sa nouvelle classe et produire un film basé sur des récits de vie des élèves.
Olivier et moi allons travailler avec Joya, enseignante de français rencontrée au cours de la collaboration pour un nouveau projet ; Yasin, élève dans la classe, passera, semble-ti-il, le concours d’une école d’art dans deux ans (il a choisi d’étudier dans ce domaine et suit déjà un cursus spécialisé (nous avons déjà eu un échange sur un dossier qu’il a réalisé pour un concours d’admission)).
Le film est présenté sur la plateforme virtuelle du Centre, lui donnant une visibilité dans le temps.
Il est difficile de suivre les effets d’une telle démarche dans le temps, mais l’on peut souligner que le projet a déjà généré des effets à moyens termes qui sont largement plus profonds, ancrés, que ceux qu’un format classique de médiation peut générer.
Cette dimension de durabilité mériterait d’être analysée et évaluée sur un temps plus long, mais cela nécessiterait des moyens conséquents.
Paradoxalement, la mise à distance d’un rapport patrimonial à l’institution (le Centre d’art contemporain n’a pas de collection) semble ici avoir facilité l’émergence d’un format original mais aussi une plus grande réciprocité entre ce que les participant·e·s peuvent retirer de l’expérience et la valorisation que peut en faire l’institution accueillante.
L’OBJET CULTUREL PRODUIT ET SON STATUT
La question de la production mérite une réflexion spécifique. L’énergie placée dans la réalisation du film, colossale, a un peu occulté toute la complexité du processus. Et si l’on concentre son attention sur l’objet, on peut lui trouver nombre de défauts.
Le film fait prendre conscience d'une série de points que nous n'avons pas anticipés : le fait que les images trouvées n'étaient pas de bonne qualité, qu'il n'y avait pas de place dans notre séquence de travail pour exercer le “jeu” des acteur·ice·s, le fait que certain·e·s élèves n’aient pas aimé leur image ou leur voix malgré les corrections qui ont été faites après des premiers retours sur le film, ce qui est dommage. La fête de l'école a confronté notre objet à d'autres productions, moins “ambitieuses” mais dont finalement le côté bricolé paraît plus acceptable parce qu’adéquat avec l’énergie et les moyens engagés.
Même si les moyens mis sur le tournage et le montage sont largement supérieurs à tout ce qui est en général réalisé dans ce type de cadre, l’objet final reste difficile à qualifier. Cela m’évoque les réflexions de l’historienne de l’art Claire Bishop qui souligne qu’un bon processus participatif ne garantit en rien une bonne forme 11 . Je formule l’hypothèse que cela tient à une forme d’absence de prise en charge de la dimension artistique, que l’on pourrait poser comme une réussite du projet, de sa dimension de co-création et d’ouverture au dialogue, mais qui est aussi la limite de son existence dans la sphère de l’art. Comment l'institution qui l’accueille lit-elle le projet, quelle peut être sa valorisation ? Le film, présenté comme un projet de médiation, n’est lu qu’avec ce “filtre” et, s’il fait l’objet d’une valorisation, elle reste contenue dans des formats identifiés comme tels. Il y a un peu trop de maladresses et d’humour pour que l’on sorte d’une forme strictement “amateur” (et ce malgré les nombreux professionnel·le·s impliqué·e·s dans la démarche). On peut se faire le reproche qu'il aurait fallu passer plus de temps sur la réalisation, qu’il aurait été plus réaliste, par exemple, de passer par des formes de roman photo, ou des formes qui n’auraient pas nécessité que les élèves passent par une forme de jeux d’acteur·ice·s. Mais c’était aussi un défi passionnant à mener et l’expérience aurait méritée d’être poursuivie sur un long terme pour permettre de développer un objet (ou plusieurs) ayant un caractère plus singulier, une forme de signature qui, même si elle est collective, permettrait une reconnaissance de l’objet-film en tant que tel.
Pionnière dans la visibilité donnée à des pratiques artistiques collectives dans l’art contemporain, la documenta 15 présentait notamment les productions du Studio Wakaliga Uganda. Situé à Wakaliga, un quartier en périphérie de Kampala, dans un environnement modeste, les studios produisent depuis dix ans des films produit par Isaac Mabwana, qu’il réalise avec et pour les habitant·e·s du quartier 12 .
Les productions sont collectivement écrites, jouées et réalisées, avec très peu de moyens et un refus de s’inscrire dans des cadres cinématographiques officiels, ce qui a paradoxalement permis aux productions du studio de gagner une grande visibilité dans la sphère de l’art contemporain. Le projet défend avant tout sa dimension sociale et la volonté d’“entertainement” que portent les productions. L’humour est en effet très présent, la violence aussi, les codes du cinéma de kung-fu ou d’action (le studio propose des cours aux enfants du quartier qui souhaitent jouer dans les productions) sont repris dans le contexte ugandais. Le studio, depuis le début de son existence, a su s’inscrire dans la vie du quartier mais aussi développer un langage formel singulier. Cet exemple est inspirant parce qu’il montre qu’une esthétique vidéoamateur a voie au chapitre dans une grande exposition d’art contemporain, parce que l’ensemble du processus porte une démarche pertinente et participative.
Si nous avons manqué de temps pour mieux maîtriser la forme, le projet a permis à chaque personne impliquée de se dépasser, d’aller plus loin que ce que l’on avait imaginé, par la force, l’énergie que le collectif a su déployer lorsque cela était nécessaire. Je tiens ici à souligner combien les élèves de cette classe se sont montrés patient·e·s, déterminé·e·s et bienveillant·e·s les un·e·s avec les autres. Cette remarquable cohésion du groupe et l’accompagnement de leurs enseignant·e·s, ont permis de faire, en un temps relativement court, vivre une idée née du dialogue.
Le projet a permis de déployer de nombreuses stratégies, de faire un travail qui était innovant pédagogiquement, porté par les relations de bienveillance et de solidarité qui prévalaient dans le groupe. Les apprentissages parcourus sont multiples et touchent le groupe à plusieurs niveaux (élèves, médiatrice, enseignant·e·s, chercheuse). Si l’expérience correspond à une démarche freirienne, c’est également par son constant soucis de laisser circuler la parole, de valoriser les propositions de chacun·e·s tendant ainsi vers une réelle transformation à la fois au niveau individuel, interpersonnel et institutionnel. Le travail d’écriture, par exemple, a été à la fois difficile et empouvoirant (difficile car il fallait que les textes soient écrits correctement et que le français est une langue récemment apprise par le groupe ; empouvoirant car le résultat est personnel et convaincant). Cela démontre qu’une telle approche, par les moyens de l’art, dans un cadre scolaire, trouve sa pertinence dans le plan d’étude mais permet aussi de donner à cette dimension pédagogique un sens et un intérêt plus fort puisque appuyé sur les réalités vécues par les élèves. Le rapport avec l’institution culturelle a évoluée avec le projet, jusqu’à une forme d’appropriation. Ainsi, lors des journées au Centre, des pauses ont été prises dans le Cinéma Dynamo et les élèves n'hésitaient pas à s’y projeter, en utilisant le dispositif de projection grand format, des vidéos provenant des réseaux sociaux.
L’une des dimensions centrales au projet était la mise en place d’un cadre bienveillant, dans lequel les élèves se sentaient accueilli·e·s, valorisé·e·s. Cela est notamment passé par une grande attention portée à la logistique, pour s’assurer que les élèves aient à manger et à boire et se sentent à l’aise tout au long des longues journées de travail. Pour l’interview finale, il me semble que le fait de rémunérer les participant·e·s a été une solution juste, qui prenait en compte leur statut de jeunes adultes ainsi que le fait que cette part spécifique du projet était une valorisation de sa dimension de recherche en dehors de la stricte séquence pédagogique. Ce type de dédommagement leur sera de nouveau proposée pour défrayer leur participation à une soirée de présentation de l’ensemble des groupes impliqués à Bienne, en janvier 2023.
Au fil de leurs différentes prises de paroles en public, les élèves ont beaucoup gagné en aisance jusqu’à très expliqué leur projet, ses enjeux et leur manière de travailler à d’autres. Cela ne saurait être uniquement le fruit de notre collaboration mais c’est cependant l’un de ses effets, ce qui me semble témoigner d’une transformation réelle et durable impactant positivement les parcours des participant·e·s.
Ainsi, le projet dans son ensemble est complexe et dense et ne saurait se réduire à un film de vingt minutes. Pour autant, ce film est un objet qui condense une démarche complexe, croisant pédagogies critiques et production artistique et il permet de donner une visibilité aux questionnements que partagent, au-delà de la singularité des parcours, des jeunes récemment arrivé·e·s en Suisse.
BIBLIOGRAPHIE
ACCESS II (2023). Site Internet. https://edu.ge.ch/secondaire2/acces-ii/accueil (dernière visite 2.8.2023).
Bishop, C. (2012). Artificial Hells: Participatory Art and the Politics of Spectatorship, London: Verso.
École et Culture (2023). Site Internet. https://edu.ge.ch/site/ecoleetculture/ (dernière visite 2.8.2023).
microsillons (Desvoignes, Olivier & Guarino-Huet, Marianne) (2018). Un musée vivant ? “L’autre” institution d’art contemporain produite dans les représentations de la médiation. In C. Mörsch (ed.) Kunstvermittlung zeigen. Vienne : Zaglossus. pp. 79- 137.
Pereira, I. (2018). Expérimenter les cercles de culture : un exemple en formation des enseignant-e-s. https://pedaradicale.hypotheses.org/789 (dernière visite 2.8.2023).
- École et Culture (2023). ↩
- Classes composées d’élèves allophones récemment arrivés à Genève dont le but principal est de “permettre l'insertion des élèves migrants dans une structure scolaire ou professionnelle genevoise” (ACCESS II, 2023). ↩
- Société genevoise d'instruments de physique, le site post-industriel sur lequel le Centre d’Art Contemporain et le MAMCO se sont installés. ↩
- Voir texte d’introduction commun. ↩
- Voir Pereira (2018). ↩
- Extrait de mes notes de travail. ↩
- Monstres et Cie est un film d'animation en images de synthèse des studios Pixar, réalisé par Pete Docter et sorti en 2001. ↩
- Extrait de mes notes de travail. ↩
- Une salle de tournage entièrement verte qui permet de réaliser facilement des incrustations en post-production. ↩
- Voir microsillons (2018). ↩
- Bishop (2012:279-283). ↩
- http://onceuponatimeinuganda.com/about#our-doc ↩